L’Esprit Saint : le Troisième

Publié le par Garrigues et Sentiers

Peu avant la seconde guerre mondiale, un père jésuite, qui n’était pas un théologien professionnel mais un « père spirituel » et qui écrivait pour le « grand public » chrétien, dédia au Saint-Esprit un livre qu’il intitula Au Dieu inconnu ; dans l’introduction, rédigée en forme d’invocation, il écrivait :
Esprit-Saint ! J’essaie de vous saisir, de vous isoler dans le divin où je plonge. Mais la main tendue ne me ramène rien, et je glisse insensiblement à genoux devant le Père, ou penché sur mon Christ intérieur familier. [...] Vous êtes trop près, je ne puis pas savoir. Seigneur, montrez-moi un peu votre visage, faites que je voie. Apprenez-moi comment je ne puis pas me passer de vous [...]. On ne vous intègre pas dans la vie totale qui anime notre christianisme. Vous êtes un mot, un titre, une expression compliquée. On se figure que seuls peuvent vous comprendre les savants ès choses divines [...]. Comme si vous n’étiez pas une personne. Une personne comme nous, et comme le Père, et comme le Fils, exactement comme eux, et donc une personne attachante avec tout son mystère d’impénétrable centre et de fascinant rayonnement 1.

Un double aveu s’exprime dans ces lignes. Un fait d’histoire d’abord : le Saint-Esprit a longtemps été mal connu, on en parlait peu dans les prédications, on écrivait peu sur lui à l’usage des fidèles, et ce qu’on en disait était trop compliqué pour bien s’intégrer à la connaissance et à la pratique de la religion chrétienne. Ensuite, un point plus profond de vie spirituelle : les chrétiens prient le Père, aiment contempler le Fils dans son humanité, mais beaucoup s’en tiennent là ; ils n’éprouvent pas spontanément le besoin de pousser plus loin, jusqu’à l’Esprit, et, si son nom vient à leur pensée, il ne la retient pas longtemps, il ne leur donne rien à penser, il ne les invite pas au dialogue, tellement l’Esprit paraît « anonyme », incompréhensible, inapprochable. Or, si les chrétiens ne peuvent plus guère se plaindre de nos jours qu’on ne leur parle pas assez de lui, la seconde difficulté demeure, à peine entamée. Osons l’avouer à notre tour : on se contenterait assez facilement d’une Trinité à deux personnes ; elle paraît facile à comprendre, elle est familière à notre prière, d’autant plus que l’une des deux ne va pas sans l’autre. Mais la troisième, on ne sait trop qu’en dire, ni surtout qu’en faire. Voilà pourquoi cette réflexion sera consacrée à l’Esprit Saint sous la raison d’être« le Troisième ».

Remontant en quelque sorte le mouvement de la citation qui l’introduit, notre réflexion se portera d’abord sur l’identité du Saint-Esprit au sein de la Trinité, à côté ou « à la suite » du Père et du Fils : qui est-il ? Est-il sûr qu’il soit « une personne exactement comme eux », lui qui est désigné par la troisième personne grammaticale, à la façon d’un « Il » anonyme, absent, d’un neutre ? Nous chercherons ensuite où il se tient et agit, pour en approcher concrètement. Si l’on en parle davantage de nos jours, il n’est pas sûr que l’on sache bien où le trouver : dans l’Église, sans doute ; mais encore : à son sommet seulement, ou également dans ses membres ? Et peut-être ailleurs aussi : en d’autres Églises, voire en d’autres religions, et pourquoi pas partout dans le monde ? Du coup, l’embarras du choix fait la difficulté de l’approche. Notre réflexion se terminera par un retour à l’intérieur de soi : comment « saisir » cet Insaisissable au cœur de la vie que nous appelons « spirituelle », mais que nous ne coupons pas des occupations de la vie courante ; comment l’entendre nous parler de lui-même ? En le laissant nous dessaisir même de sa présence pour le suivre dans le mouvement de retrait par lequel il nous attire vers le Père.

En excès, entre l’Un et l’Autre

Le troisième est toujours de trop. C’est ce que « pense » l’enfant dans le ventre de sa mère ou encore plus tard dans ses bras, quand la grosse voix du père vient troubler, interrompre, interdire la tendre fusion du bébé avec sa mère. Présence excessive d’un tiers inattendu, mais combien nécessaire : c’est l’appel de la vie au rejeton à se détacher de la souche, à être soi-même, à s’ouvrir au futur, à se lier à d’autres, à devenir « personne ». Ainsi l’Esprit Saint a-t-il fait irruption dans la vie de l’Église naissante un jour de grand vent. Jusque-là, tout paraissait clair aux disciples du Ressuscité : leur Dieu était le Dieu de leurs pères, Jésus était cru son fils, son envoyé, son bien-aimé, sans que cela troublât la solitude ombrageuse de l’Unique, et l’Église brûlait de zèle pour la Loi. Et puis tout a changé d’aspect sous l’éblouissement d’une lumière neuve ; l’Esprit a dévoilé qui étaient réellement l’un pour l’autre Dieu et Jésus : Père et Fils, un seul Dieu ; et l’Église a su qui elle était vraiment elle-même : fille du Père en tant que corps du Christ, messagère d’un Esprit de liberté par qui elle devenait mère des peuples réconciliés. Elle n’a pas « inventé » l’Esprit Saint dans un grand délire métaphysique, elle l’a reçu – on peut même dire qu’elle l’a « subi » –, à telle enseigne qu’elle ne pourra jamais plus s’en séparer : elle en était née.

Bien sûr, il a fallu du temps pour que la lumière, soudain advenue, pénétrât jusqu’au fond des esprits. Elle éclairait en changeant le regard des chrétiens sur Dieu, qui se révélait comme un Dieu pour nous, un Père venu faire histoire avec nous dans l’un de nous, son Fils, pour habiter en nous par ce qu’il a de commun avec lui, son Esprit d’amour. Ainsi la structure trinitaire de Dieu s’imprimait dans la chair de l’Église, le « nous » des chrétiens, avant toute spéculation conceptuelle. Cette foi existentielle soutint la foi de l’Église quand elle dut défendre et énoncer la vérité du Dieu trine. Car un temps vint où des esprits chagrins firent les comptes, se demandant comment un, plus un, plus un faisaient encore un au lieu de trois. Les mentalités de l’époque étaient vouées au culte de l’Un, principe suprême de l’être, du vrai et du bien qu’il enferme dans son unité indivisible. Un « deuxième » principe était suspecté de dégrader Un en deux – « or deux, c’est la multitude », disait-on ; à moins de réduire ce « deuxième » au rang de « second », d’assistant de l’Un, son double indivis ? Peut-être, mais il y avait un « troisième », chiffre de l’innommable, de l’indescriptible, du monstrueux : troisième race, troisième sexe, troisième homme – troisième dieu ? Mais la trinité de Dieu n’obéit pas à l’arithmétique des nombres, elle se dit dans la logique « grammairienne » des paroles qui s’échangent de Dieu à Dieu comme de lui aux hommes. Dieu leur parle « à la première personne » en disant « Je », par une parole adressée à la « deuxième personne » à qui il dit « Tu », qui lui répond en notre nom ; et tous les deux parlent de ce qu’ils sont d’accord pour nous communiquer, de l’Esprit en qui ils se donnent eux aussi, désigné comme la « troisième personne », celle de l’absent qui s’éloigne pour se donner à d’autres. L’Esprit Saint est l’accord consonant des voix du Père et du Fils dans la parole originaire, « Faisons l’homme à notre image », à laquelle répond en écho celle qui monte de la fin de l’histoire : « Et nous établirons en lui notre demeure. »

Le mystère éternel et immanent de la Trinité se donne à déchiffrer dans la structure langagière par laquelle elle communique avec le monde en se communiquant à lui telle qu’elle le fait en elle-même. Dans ce mystère d’intercommunication se dévoile la singularité de la « troisième Personne », Don de Dieu, non simplement chose donnée, mais acte et relation vivante de Donation de soi. Car il est pour nous dans le temps ce qu’il est en elle éternellement. Épanchement réciproque de l’amour du Père et du Fils l’un pour l’autre, il ne prend pas place à la suite des deux, mais entre eux, en excès : il est ce qui surabonde et déborde. Lui qui est leur identité, leur bien commun, il ne se tient pas entre eux pour les inviter à fusionner en lui, mais au contraire pour le leur interdire, car il est irrécupérable par aucun des deux, étant ce qu’ils se sont donné l’un à l’autre d’une donation irrésiliable : il est ce qui reste, un surplus infini, ce qui est à donner à d’autres. L’Esprit est l’inépuisable gratuité de l’amour du Père et du Fils, le Don gracieux et tout gratuit qui donne d’exister à ceux à qui il désire se donner. Il est dans la Trinité la voix du possible qui pourrait naître de l’infinie richesse de l’être divin, la plainte des pauvres à qui il manque d’être pour être aimés de Dieu et à qui il adviendrait d’être si son regard pouvait se poser sur leur néant. L’Esprit est ce Regard du Père qui se donne dans son Fils un monde à regarder pour lui en faire don, un monde d’êtres désirables, de possibles fils, dignes d’être aimés du Père s’ils venaient à aimer son Fils, capables d’aimer le Fils si le Père les faisait subsister à son image par son Esprit d’amour. « Et il en fut ainsi, et cela était très bon. » Voilà en quoi l’Esprit Saint est « le Troisième », « Celui qui complète la Trinité », disaient les Pères – comprenons : celui qui l’empêche de se réduire à l’Un, car il est de trop, et de s’enfermer dans la solitude, car il est l’excès qui l’ouvre sur un monde pour y déverser son trop-plein.

Ici et là, mais toujours ailleurs

Puisqu’il nous est « donné », il nous faut chercher où il se tient, puis le recevoir et en vivre ; alors nous apprendrons à le connaître par le dedans. Du lieu où se tient l’Esprit, il est surtout question dans la théologie qui traite de l’Église, et c’est un sujet dont les fidèles ont été fréquemment entretenus depuis environ un demi-siècle. Longtemps la présence de l’Esprit a paru réservée à l’Église catholique, et sa jouissance aux personnes « consacrées » à son service ou à un « état de sainteté». Vatican II a changé de discours : il a proclamé que tous les baptisés sans exception participent de la surabondance du don de l’Esprit, et il en a tiré la double conséquence que les fidèles sont tous appelés en toute égalité à la même sainteté, et que les Eglises qui baptisent dans la même foi constituent pareillement (sinon tout à fait au même degré) le corps indivisible du Christ. L’œcuménisme entre les Églises en a reçu une forte impulsion3. Le rapprochement avec les autres religions du monde inauguré par le Concile a aussi répandu l’idée que l’Esprit est au travail dans les diverses traditions sacrées des peuples pour y révéler Dieu et y opérer le salut. On se plaît même à penser que bien des gens sans croyance ni pratique religieuse, mais riches en justice et charité, sont, eux aussi, choyés de la présence de l’Esprit Saint. Mais, arrivés à ce point, l’inquiétude nous gagne : que reste-t-il de spécifique à l’identité chrétienne si on lui retire un lien privilégié à l’Esprit ? Partout disséminé, l’Esprit est devenu introuvable.

Un bref retour à la théologie trinitaire et à la naissance de l’Église éclairera notre réflexion : l’Esprit n’est pas un astre errant, il est uni indissolublement au Père et à Jésus son Verbe incarné ; en aucun temps et en aucun lieu il n’est ni n’agit sans eux. C’est pourquoi le Père l’a tiré du corps crucifié et ressuscité de Jésus pour le donner à ses disciples, le jour de la Pentecôte, et les rassembler en un seul corps, l’Église, « corps du Christ » en tant que ses membres sont unis au Christ par son Esprit et que le Père déverse en eux, pour en faire d’autres fils, la vie qu’il communique à son Unique. Sur cette double base, nous comprenons de quelle façon l’Esprit « habite » l’Église collectivement et le corps de chaque chrétien individuellement, sans que sa présence soit morcelée et sans qu’il advienne nouvellement en eux à chaque baptême ; il se communique aux nouveaux baptisés en étendant à chacun la présence qu’il déploie partout dans l’Église depuis sa fondation dans la première communauté apostolique ; et il n’est pas présent en elle comme un objet dans un lieu, mais tel un souffle vivant, un dynamisme relationnel et vivifiant qui prolonge en elle les échanges de la vie trinitaire et l’y associe. Esprit de communion, il fait communiquer les chrétiens à la fois entre eux et avec le Père par le Fils ; il demeure dans l’Église en faisant d’elle la « demeure » historique de la Trinité : il est le troisième anneau qui élargit au multiple l’unité du Père et du Fils, du Même et de l’Autre. Tous les membres de ce corps peuvent donc jouir au même degré, sans distinction de préséance, du Don commun de la participation à la vie trinitaire, à la seule mesure de leur propre ouverture de cœur, d’esprit et de vie à ce Don, cependant que l’action de l’Esprit en eux se diversifie selon la fonction qu’ils exercent dans l’Église, puisqu’il est ordonné à leur vivre-ensemble4.

Nous devons penser sur la même base la présence de l’Esprit « ailleurs » que « chez nous ». Tout d’abord, puisque l’unique Église corps du Christ subsiste partout où la foi au Christ est enseignée, crue, vécue et pratiquée sacramentellement, il n’y a pas de raison de douter que l’Esprit ne « demeure » pareillement et indivisément dans les diverses Églises qui se sont séparées au cours des temps, dans la mesure où elles sont restées fidèles à la foi des origines apostoliques, par delà les différences de formulations, de rites et de disciplines, et dans la mesure aussi où elles restent unies les unes aux autres par le lien de la charité, par delà les contentieux historiques qui les opposent encore en tant qu’institutions, mais dont les individus devraient être capables de s’affranchir dans un esprit de paix.

Quant aux religions non chrétiennes, rien n’autorise à dire que l’Esprit Saint agirait en elles comme il le fait au bénéfice de l’unique Église du Christ, c’est-à-dire de manière à rassembler leurs croyants en d’autres corps qu’il sanctifierait et unirait au Père en tant que corps. Mais, sachant que l’Esprit était uni au Verbe quand celui-ci venait dans le monde, avant son incarnation, pour éclairer tout homme à la recherche du vrai Dieu5, nous ne doutons pas qu’il ne continue depuis lors et plus encore qu’avant, à partir de cette base de communication qu’est pour lui l’Église du Christ, à se répandre à travers les traditions religieuses des peuples pour initier leurs croyants à la liberté des enfants de Dieu, à la vraie adoration du Père en esprit et en vérité, et les acheminer ainsi vers son Royaume.

Nous ne douterons pas davantage, sur la base de l’humanisation du Fils de Dieu, que son Esprit circule dans l’histoire à travers les traditions culturelles des peuples, y compris celle qui constitue la modernité occidentale, pour conduire tous les hommes, même devenus incroyants, à une humanité plus consciente, plus exigeante, plus libre et plus unifiée, qui les prédispose à se réconcilier à la fois entre eux et avec Dieu, et à être ainsi « récapitulés » en celui qui s’est fait solidaire de tous ses frères humains. En bref, que l’Esprit soit ici ne l’empêche pas d’être aussi là, à côté et au loin, quoique sous un mode différent, car il est toujours en excès et ne se laisse posséder ni enfermer nulle part, et il ne se tient dans un lieu que pour s’en aller ailleurs, mais sans se retirer d’où il vient.

Jamais absent, mais en retrait

Cette propriété de l’Esprit de se rendre présent à l’Église en se tenant au delà et de s’éloigner d’elle sans jamais la quitter apporte son éclairage à la dernière question que nous nous proposions d’examiner : Comment faisons-nous l’expérience intérieure de l’Esprit ? Comment percevons-nous sa venue ? Sentons-nous ses touchers ? Entendons-nous ses appels ? Recevons-nous ses enseignements ? Voyons-nous son action dans les autres ? Ce vocabulaire corporel, utilisé par les auteurs spirituels, n’est pas déplacé, puisque l’Esprit est le souffle qui anime le corps ecclésial du Christ. Mais ce qui vient d’être dit de son lien à ce corps nous aura prévenus qu’il se lie sans souffrir d’être lié, et avertis qu’il ne se livre à notre expérience que sous la condition d’un total dessaisissement de soi.

Commençons par recueillir les données à notre disposition pour répondre à cette question, sans risquer de s’égarer dans un mélange douteux de spiritualité et de psychologie. « Parlé » à la troisième personne, l’Esprit n’intervient pas dans un groupe de locuteurs en disant « Je » et en interpellant « Tu » ou « Vous », il inspire le discours de l’Écriture sans tenir discours, il soutient la confession de foi des disciples persécutés et suscite la prédication des apôtres sans parler à leur place : il fait parler, mais ne prend pas la parole6. Dans sa fonction de Paraclet, il remet en mémoire les enseignements de Jésus, il les éclaire dans l’esprit des disciples, et même s’il leur révèle des vérités qu’ils n’avaient pas entendues de la bouche de celui-ci, il s’agira encore de paroles qui viennent de Jésus : il n’est pas censé parler de son propre chef. Nous en étonnerons- nous ? Il est l’Esprit du Christ, et c’est à ce titre qu’il conduit son Église « vers la vérité totale7 ». Envoyé par le Père – ou de la part du Christ –, serait-il dépourvu d’autonomie et d’initiative ? Non, certes, car il est Vent et Souffle de Liberté et survient à l’improviste où il veut, mais toujours en qualité d’Envoyé de l’un et de l’autre ; c’est pourquoi il introduit dans leur intimité en s’effaçant, tel « l’ami de l’époux », si ce n’est qu’il demeure là sous le mode d’être le lien vivant qui nous unit à eux8.

Sa manière propre de parler et d’agir est de venir en Consolateur: de témoigner par la voix de la conscience de ce qu’il nous fait être, enfants du Père, d’exhaler dans les cœurs des soupirs d’espérance, d’inspirer nos prières, d’insuffler des désirs accordés à ceux du Père10. Il est l’appel silencieux mais ardent de l’être nouveau qu’il fait naître en nous, la voix qui inscrit dans la chair et fait monter de ses profondeurs insoupçonnées le nom du Père11, voix de l’Autre qui révèle l’inconnu de notre être le plus intime, ce « Il » qu’est devenu notre esprit pénétré d’Esprit. A ces enseignements s’ajoute le témoignage de l’ancienne tradition de l’Église : en règle générale, elle n’adresse pas de prières à l’Esprit Saint, mais prie en lui le Père de le lui donner par le Fils.

Tous ces témoignages disent combien discrète est sa présence ou son action. Sans doute le savions-nous déjà d’expérience. Il n’est pourtant pas inutile de les méditer. D’abord, pour se garder des illusions et désillusions, tant il est fait de bruit en certains endroits au sujet de manifestations de l’Esprit : A-t-on cru le saisir, le faire parler, l’exhiber en public ? C’est le signe très probable qu’il n’était plus là où il avait peut-être commencé d’advenir12.Plus encore, nous apprendrons à mieux connaître sa personnalité et comprendre sa discrétion : c’est parce qu’il est Liberté et ne veut pas blesser la nôtre, mais la faire croître, que l’Esprit, d’ordinaire, s’abstient de rendre ses motions sensibles ; il donne de penser, parler, vouloir, faire par nous-mêmes ce qu’il désire que nous pensions, disions, voulions ou fassions. Mais ses interventions laissent des traces auxquelles nous pouvons reconnaître, non qu’il est là, agissant, mais qu’il est passé activement par là.

Ainsi est-ce en relisant à la lumière de l’Esprit leur passé commun avec Jésus que ses disciples entendront des paroles qu’il n’avait pas pu leur dire, parce qu’ils ne pouvaient pas alors « les porter », qui seront donc des dits nouveaux et cependant le pur écho de ses enseignements anciens, ou plutôt le prononcé de sa Parole vivante en eux13. Semblablement, la relecture critique du passé relèvera bien des signes de « l’habitation » de l’Esprit en nous : ces témoignages de foi que nous n’aurions pas osé donner auparavant, la persévérance dans une prière jamais consolée, ce dévouement prodigué à une personne que nous ne pouvions pas supporter, la constance dans une foi troublée de tant de doutes, la patience dans une souffrance qui nous a si longtemps révoltés, l’« ouverture » d’une Écriture qui nous était fermée, le plaisir pris dans une compagnie qui nous laissait indifférents, tout ce que nous n’étions pas et que nous sommes devenus capables de dire et de faire, ces manières inhabituelles de sentir et de vivre, tout ce en quoi nous avons été changés et déplacés, cette nouveauté qui est en nous sans pouvoir en venir, voilà l’œuvre de l’Esprit. L’étonnement que nous en éprouvons, le sentiment d’être livrés à l’Hôte étranger en même temps que donnés à nous-mêmes, voilà le critère de sa présence, auquel s’ajoute l’attestation que l’Esprit rend à notre esprit, ces fruits de l’Esprit que sont la paix, la joie, l’amour et, par-dessus tout, la conscience d’avoir accédé à l’ordre de la gratuité et de l’excès, de la liberté et de la nouveauté de vie14.

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Un autre critère de l’action de l’Esprit, autre forme de son « attestation », est fourni par le testament de Jésus, la prière qu’il adressait au Père pour que ses disciples, après son départ, restent unis entre eux : « Que tous soient un comme nous sommes un, toi en moi et moi en toi, et eux aussi en nous15. » Lien d’unité de la Trinité16, de même qu’il l’est du corps du Christ qui est l’Eglise17, c’est l’Esprit Saint qui forme le nous commun du Père et du Fils, et le nous des chrétiens sur ce modèle, et qui insère le second dans le premier. Le nous divin, qui maintient la distinction de « toi et moi », n’est pas fusion mais coexistence du Père et du Fils l’un dans l’autre. Le nous le plus naturel aux hommes n’est pas non plus l’élimination du moi, il est son extension à d’autres, mais au point qu’un moi envahissant risque d’accaparer ceux auxquels il s’associe, et un nous exclusif de devenir l’expression d’une volonté de puissance opposée à d’autres nous18. Le nous chrétien que forme l’Esprit requiert, lui aussi, l’entière et forte implication du je, mais dans la désappropriation du moi, l’engagement du je à laisser croître d’autres je, à se mettre à leur service19, le dessaisissement de soi sous l’anonymat d’un je qui, dissimulé dans un pluriel, se laisse dire par d’autres à la façon d’un il. Tel est le nous que la récitation quotidienne du « Notre Père » devrait aider les chrétiens à former, entre eux et avec d’autres, non seulement dans l’universalité de l’Église, mais également et beaucoup plus dans toutes relations interpersonnelles, communautaires ou sociales. S’habituer à glisser le je dans un tel nous, à la fois en excès et en retrait, non toi comme moi, mais moi comme toi, c’est le signe qu’une « Troisième personne » s’y est logée.

Joseph Moingt s.j.

1 – Victor Dillard s.j., Au Dieu inconnu, Beauchesne, 1938, 230 p., p. 5-9. Le titre fait référence évidemment à l’inscription que Paul avait relevée sur un autel païen au cours d’un séjour à Athènes raconté dans Actes des Apôtres, chap. 17.
2 – Tel est encore l’enseignement de l’encyclique de Pie XII sur « Le corps mystique du Christ » (1943).
3 – Ainsi les théologiens catholiques et protestants cherchent-ils des accommodements sur la question de l’origine du Saint-Esprit (« à partir du Père et du Fils », comme dans le Credo actuel de Nicée-Constantinople, ou « du Père seul » selon une formule grecque) qui divise l’Église catholique et l’Orthodoxie. Rappelons que plusieurs Églises orthodoxes, par contre, ne reconnaissent pas la validité du baptême catholique ou protestant.
4 – Selon la doctrine des « charismes » ou dons spirituels enseignée par s. Paul, 1Corinthiens 12.
5 – Ainsi que l’affirme le prologue de l’évangile de Jean.
6 – Voir : Matthieu 10,20 ; Actes 2,4 ; 19,6 ; 2 Pierre 1,21. Il ne faut donc pas se laisser abuser par de très rares paroles prononcées par des prophètes et attribuées à l’Esprit, du type Actes 13,2.
7 – Voir : Jean 14,26 ; 15,26-27 ; 16,12-13.
8 – Voir : Jean 14,15 ; 3,8 ; 2Corinthiens 3,17 ; Actes 11,15 ; Jean 3,29 ; Éphésiens 4,3-6.
9 – C’est le premier sens du nom « Paraclet », avec défenseur, intercesseur.
10 – Romains 8,16, 23,26-27.
11 – Voir : Jean 3,6 ; 2Corinthiens 3,3 ; Romains 8,14-15.
12 – L’Esprit pousse Jésus dans le silence du désert et du combat spirituel (Luc 4,1-2) ; il lui inspire de remercier le Père de se révéler aux petits dans le secret de leur cœur (Luc 10,21-22), il ne le pousse jamais à des manifestations tapageuses.
13 – Voir Jean 16,12 et 17,8. Cela n’exclut pas que puisse être sentie une intervention actuelle de l’Esprit, mais ce qu’on en sent n’est le plus souvent que le fruit d’une préparation lointaine.
14 – Voir : Romains 8,16 ; Galates 5,22 ; Luc 6,38 ; Romains 6,4.
15 – Jean 17,21-23.
16 – Une ancienne formule liturgique rendait « gloire au Père et au Fils dans l’unité de l’Esprit Saint ».
17 – Voir : 1Corinthiens 12,1-13 ; Éphésiens 4,3-4 ; Colossiens 3,12-16.
18 – Le nous est un je amplifié et dilué, dit le linguiste Émile Benveniste.
19 – À les « sup-porter », c’est-à-dire à « se mettre au-dessous » d’eux : Éphésiens 4,2 ; Colossiens 3,13.

Publié dans DOSSIER L'ESPRIT

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