De la représentation à la Présence
Dans l’introduction de son ouvrage Le souffle d’une vie, Guy Aurenche, infatigable militant des droits de l’homme écrit ceci : « Tout au long des années parcourues, comme avocat de droit familial et criminel, comme militant contre la torture et, aujourd’hui, au service du développement, je n’ai cessé d’être fasciné par la capacité à se relever que manifestent tant d’hommes et de femmes dans des situations souvent inimaginables ». Et parmi les sources d’inspiration de son action, il dit l’importance capitale des leçons de vie que nous apportent les multiples traces de la création artistique.
Au moment où l’Europe ne sait comment faire face aux fureurs fondamentalistes et aux vagues migratoires qui piétinent à ses portes, comment ne pas entendre le propos de Bernard Bro dans son livre La beauté sauvera le monde que cite Guy Aurenche : « À quelle heure sommes-nous donc de l’histoire ? Le bruit confus que l’on perçoit est-ce le piétinement des barbares prêts à tout casser ou bien le premier assemblage d’une nouvelle construction, plus belle ? On voudrait une réponse. L’art de tous les temps, encore plus l’art actuel, montre que la question n’est sans doute pas celle-là. L’ultime secret proposé à l’homme est peut-être de garder l’esprit ouvert à l’étonnement »1.
Parmi les contemporains qui nous invitent à cette aventure du changement du regard, le peintre Pierre Soulages est un témoin capital. À ses yeux « Toute œuvre forte touche et révèle en nous des choses essentielles. Si ce n’est pas le cas, eh bien, c’est de l’affiche ou de la décoration »2. Bien loin de réduire ses toiles à un décor pour donner une illusion de profondeur au salon bourgeois où l’on cause, il invite à tenter l’expérience : « Mes tableaux sont des objets poétiques capables de recevoir ce que chacun est prêt à y investir à partir de l’ensemble de formes et de couleurs qui lui est proposée »3. Cette expérience consiste à passer des représentations du monde dont nous abreuvent les médias à l’accueil d’une présence : « Le mot clé pour moi dans une œuvre d’art, c’est la présence avant tout chose. (…) C’est le moment où face à elle, on se sent vraiment vivant »4. Évoquant sa découverte des Outrenoirs qui caractérisent ses dernières œuvres il écrit : « Il y a une parole de saint Jean de la Croix que j’aime beaucoup et qui convient à ce qui m’est arrivé ce jour-là. Elle dit : " Pour toute la beauté, jamais je ne me perdrai. Sauf pour un je-ne-sais-quoi qui s’atteint d’aventure" »5.
Le Musée Soulages de Rodez illustre magnifiquement le propos de l’artiste : « La toile se fait devant vous, en fonction de vous, au moment de votre regard et à l’endroit où vous la découvrez. Si vous faites un pas de côté, si la lumière change, que le soleil tourne ou que le soir tombe, la lumière et son espace s’en trouvent complètement transformés »6. Comme aussi ses vitraux de l’église abbatiale de Conques du 11e siècle proche de sa ville natale, lieu qui fut initiatique pour l’enfant qu’il était avant de le conduire, après ses années parisiennes à dire : « L’élégance n’est pas mon souci. Je préfère la grâce »7.
L’œuvre d’art nous apprend à quitter nos regards habitués dans lesquels nous enfermons les êtres et les choses car toute vraie expérience artistique est un commencement. Ce changement de regard est un préalable pour passer des représentations que nous nous faisons des diversités humaines à l’humilité d’une présence capable d’étonnement et de solidarité.
Bernard Ginisty
1 – Guy Aurenche : Le souffle d’une vie. Quarante ans de combat pour une terre solidaire, Éditions Albin Michel 2011, Introduction
2 – Pierre soulages : Outrenoir. Entretiens avec Françoise Jaunin, Éditions la Bibliothèque des Arts, 2014, page 117
3 – Id. page 14
4 – Id. page 136
5 – Id. page 48
6 – Id. page 91
7 – Id. page 43