Lettre de Judas « à l’ami qui l’a brisé »
Lettre de Judas à Monseigneur Claude Dagens, évêque d'Angoulême
Claude, mon frère, je sais que tu es un bon évêque et un homme intelligent, respectable et ouvert, un bon pasteur pour tes ouailles et un représentant de l’Église apprécié de ses interlocuteurs chrétiens et non chrétiens.
Mais je viens de lire ton petit livre À l’ami qui s’est brisé – Lettres de Jésus à Judas 1 et je ressens le besoin impérieux de te dire combien j’ai été attristé de lire, sous ta plume d’évêque, d’ancien universitaire et de membre de l’Académie Française, ce « roman épistolaire » de ma vie censément écrit par Jésus.
Pourquoi ma tristesse ?
Parce que ton ouvrage qui nous met en scène, Jésus et moi, est sous-titré « Lettres de Jésus à Judas », au risque évident – malgré une très brève introduction qu’en général personne ne lit – de laisser croire à certaines personnes me connaissant peu (la grande majorité des catholiques, pratiquants ou non, par exemple) que certaines de ces lettres décrivent d’authentiques actions que j’aurais faites.
Parce qu’il commence par des charges contre moi en forme de méditations sur des tableaux d’un peintre florentin du XIVe siècle et qu’il continue avec une série de faits dus à ton imagination qui invente des scènes et des pensées que tu m’attribues et qui sont le plus souvent en ma défaveur.
Si, de-ci de-là, on peut trouver un point positif me concernant, c’est à condition de lire avec beaucoup d’attention...
Pourtant…
… tout ce que l’on sait de moi ne se trouve nulle part ailleurs que dans les évangiles, qui sont curieusement totalement absents du cœur de ton ouvrage et relégués dans un appendice intitulé Au sujet de la trahison et de la mort de Judas : les textes du Nouveau Testament .
Pour ma part j’ai aimé sur Garrigues & Sentiers l’article Si Judas avait été Juda, que celui qui tient présentement mon clavier a mis en ligne il y a maintenant plus de sept ans, après une étude longue et minutieuse. Cet article ne se référait qu’à la Bible ; il décortiquait les évangiles me concernant, qui se contredisent souvent, et osait en proposer une lecture en « miroir » (en hébreu on dirait midrash 2) du récit concernant Juda, le fils de Jacob du livre de la Genèse.
Il est en effet évident – et pourtant, semble-t-il, remarqué à ce jour par aucun autre auteur, aussi bien clerc que laïc – qu’il y a dans les récits évangéliques me concernant une part non négligeable de midrash.
Ainsi, il apparaît que Jésus (fils de Joseph) y est miroir de Joseph (fils de Jacob) et que moi Judas (fils d’on ne sait qui) y suis miroir de… Juda (fils de Jacob et ancêtre de Jésus selon les généalogies des évangiles) mais aussi, en tant qu’Iscariote, miroir d’Issachar, qui suit immédiatement Juda dans la lignée des fils de Jacob.
Car…
… c’est bien Juda de la Genèse qui dit à propos de Joseph : « Quel profit y aurait-il à tuer notre frère et couvrir son sang 3 ? Venez, vendons-le aux Ismaélites, mais ne portons pas la main sur lui… » (Genèse 37,26-27) en sachant parfaitement que le sort que lui feraient les Ismaélites serait au mieux l’esclavage et au pire la mort
… et c’est bien moi Judas Iscariote qui ai vendu mon « frère Jésus » aux autorités juives en sachant parfaitement que le sort que lui feraient les Grands Prêtres serait sans doute la mort.
Car…
… ce sont bien Juda et Joseph de la Genèse qui, bien des années plus tard, échangèrent un baiser… de réconciliation et Joseph qui parallèlement à ce baiser dit à ses frères : « Je suis Joseph que vous avez vendu en Égypte. Mais maintenant ne soyez pas chagrins et ne vous fâchez pas de m’avoir vendu ici car c’est pour préserver vos vies que Dieu m’a envoyé en avant de vous (…) Puis il couvrit ses frères [dont Juda, évidemment] de baisers et pleura en les embrassant… » (Genèse 45,3s)
… et c’est bien moi qui ai donné un baiser à Jésus… mais hélas deux évangélistes osent une réponse de Jésus qui rompt pour l’éternité le lien fondamental entre Juda et Judas – entre Joseph et Jésus – et inventent parallèlement à ce baiser deux paroles de Jésus qui me donnent envie de hurler : « Ami, fais ta besogne » (Matthieu 26,50) et « Judas, c’est par un baiser que tu livres le Fils de l’Homme ! » (Luc 22,48).
Quitte à inventer, ils auraient pu – ils auraient dû ! – terminer le midrash et mettre dans la bouche de Jésus (image de Joseph) en réponse à moi, Judas (image des fils de Jacob) : « Je suis Jésus que tu as vendu aux autorités juives ; mais maintenant ne sois pas chagrin et ne te fâche pas de m’avoir vendu ici car c’est pour préserver le Salut de toute l’humanité que Dieu m’a envoyé en avant de vous » !
Malheureusement – comme tout le monde, mais aussi, hélas, comme tous les autres écrivains, croyants, prêtres, évêques et autres personnes qui ont parlé de moi – tu es passé à côté de cette analogie entre Juda et Judas... à côté de cette « parenté biblique ».
Tragique « oubli » de l’Église qui sans intervenir a laissé prospérer toutes les ignominies à propos de Judas et parler bien des auteurs de la faute « irrémissible et éternelle » de Judas, Yehoudah, le Juif !
Faute d’y avoir réfléchi, tu te lances dans deux types de considérations pour le moins discutables :
Sur les tableaux de Giotto
Le peintre florentin Giotto (v. 1267-1337) a produit une série de tableaux montrant divers moments de la vie de Jésus où on trouve – évidemment ! – ma présence, puisque j’étais un des douze apôtres.
Malheureusement, tu t’es servi de ces œuvres pour inventer ou « relire » de façon profondément anti-Judas (c’est-à-dire contre moi…) un certain nombre d’événements à leur « lumière » alors que tu ne peux pas ignorer que Giotto vivait à une époque où l’Église brûla force personnes, essentiellement des hérétiques, des juifs et des musulmans… époque aussi où, entre autres, l’Alsace était en proie à de violents pogroms...
Oublieux de cela, tu expliques que dans ces tableaux j’attire l’attention parce qu’« on [me] voit toujours de profil, regardant vers Jésus avec une sorte d’intensité particulière » ; je trouve cela un peu hardi, car tu oublies de noter que Jésus est de profil lui aussi (comme sur l'image de couverture de ton livre) ! Quant à l’« intensité », elle n’est pas différente de celle des autres apôtres. Tu écris ensuite : « Au moment où s’accomplit le geste surprenant du lavement des pieds, Pierre n’est pas le seul à refuser cet acte d’abaissement […] Judas partage le refus de Simon-Pierre ».
N’est-il pas surprenant (pour reprendre ton terme) de lire cela de la part d’un clerc, évêque de surcroît ? L’évangéliste Jean, qu’on ne peut pourtant pas taxer de connivence avec moi – puisqu’il est, de loin, celui qui m’« enfonce » le plus – aurait-il omis ce détail ?
Impossible !
Sur les événements de ma vie
Tu rappelles dans ton ouvrage un repas de Jésus où l'évangéliste Matthieu parle d’« une femme » que Jean dit être « Marie de Béthanie ». Cette femme verse du parfum sur les pieds de Jésus. Malheureusement, tu te laisses aller à faire dire à Jésus, à son propos : « Un jour je l’avais regardée sans méfiance, sans soupçon, sans penser à tout ce qu’on avait raconté à son sujet, ses aventures, ses amants » (p.43)… Tu tombes donc hélas, toi aussi, dans une confusion très courante entre les Marie, de Magdala et de Béthanie, et la femme de mauvaise vie de Luc 7,37 !
Mais surtout, j’ai été interloqué et furieux de voir apparaître un certain nombre de faits défavorables pour moi et totalement inconnus des évangiles ; je cite quelques interpellations que tu m’adresses : Souvent, lorsque vous vous réunissiez tu arrivais le dernier, tu étais toujours pressé et tu manifestais ta hâte à partir (p.24)… Quand Jésus te posait une question aussitôt tu te figeais, tu le regardais avec dureté (…). Et Jésus est censé commenter : « C’est peut-être cela la trahison, cette espèce de rejet à peine formulé, mais sensible, ce geste instinctif par lequel on repousse celui à qui on a fait face. « Arrière ! Tais-toi ! Cesse de me retenir ! Laisse-moi suivre mon chemin… »… où tu ne fais que reprendre (sans t’en rendre compte ?) des mots de Jésus à Marie de Magdala au moment de leur rencontre après la Résurrection (Jean 20,17) 4.
Tu sembles donc assimiler mon refus supputé d’écouter Jésus au refus de Jésus ressuscité d’écouter Marie de Magdala ! Ce parallèle évangélique me flatterait presque !
Puisque j’évoque l’Évangile, laisse-moi te faire part de ma tristesse quand je lis l’évangile de Jean – celui qui m’accable à chaque occasion – et les autres où l’on trouve des paroles que Jésus m’aurait dites au moment du baiser et qui sont, de toute évidence, des inventions des évangélistes qui n’étaient pas des témoins de la scène. Aucun d’eux n’a été capable de comprendre que ma mission était comparable à celle de Juda fils de Jacob qui a permis par sa méchanceté apparente (vendre Joseph) le salut des Hébreux (par le même Joseph).
Moi Judas j’étais, comme Juda, destiné à faire avancer le Royaume de Dieu… et voilà plus de 2000 ans qu’on parle de moi comme d’un damné alors qu'en livrant Jésus j’ai ouvert le Monde à l’avènement du Messie, suivant mon destin voulu par notre Père qui est aux cieux !
Que sont, à côté, tes inventions me concernant : qu’est ce qu’une arrivée le dernier ou en retard à une réunion, mes prétendus départs en douce, mes supposés ricanements quand tu parlais, mon silence que tu considérais comme suspect et l’ensemble de tes visions négatives à mon égard ?
Mon frère Claude, que pèse ton livre en face de ce midrash fulgurant qui me lie pour l’Éternité à mon ancêtre fils de Jacob, moi qui ai permis la révélation de Jésus, son descendant par la volonté du Père ?
Le patriarche Yehoudah-Juda – ancêtre de Jésus selon la Bible – avait vendu Joseph… Un autre Joseph fut le père de Jésus et moi Yehoudah-Judas un autre humain créé par Dieu pour faire advenir le Royaume.
Tout le reste n’est que « buée », comme dit l’Ecclésiaste, et ne saurait justifier que mon nom Yehoudah-Juda(s) soit devenu depuis deux millénaires – sous les appellations Jude, Juif… – au mieux sujet à des allusions ou des quolibets de mauvais goût et au pire à des qualificatifs quelquefois ignobles de la part d’un trop grand nombre de chrétiens...
Yehoudah Yissakhar, dit Judas l’Iscariote
p.c.c. René Guyon
1 – À l’ami qui s’est brisé – Lettres de Jésus à Judas, de Monseigneur Claude Dagens, Bayard 2014 ; 65 pages hors les citations des évangiles en fin d’ouvrage.
2 – Texte du Second Testament en forme de « relecture » d’un texte du Premier Testament, tels ceux dont traitent plusieurs articles de ce blog : Chemin d’Emmaüs, chemin d’Éden ou Le « Magnificat » : cantique de Marie ? etc.
3 – La Bible de Jérusalem écrit en note : « Pour éviter que le sang de la victime ne crie (Genèse 4,10) vers le ciel, le meurtrier le couvrait de terre (Ézéchiel 24,7 ; Job 16,18+) »
4 – Cf. l’article Cesse de me toucher !