Être cul-de-plomb : le péché contre l’esprit !
En cette période de l’année, tout l’univers médiatique bruisse d’une expression : c’est la « Rentrée ».
La lettre R accolée au mot entrée induit une répétition et non un commencement. Ainsi, après quelques semaines de vacances, nous Recommencerions les choses sérieuses définies par le travail quotidien. Or, l’un des enjeux fondamentaux de nos existences est de savoir ne plus s’enfermer dans de mornes répétitions pour se risquer à des commencements.
À la grande époque de la doxa marxiste, on nous expliquait que le temps de vacances se définissait comme reconstitution de la force de travail de l’être humain, cette force de travail épuisant le sens de l’existence. La doxa actuelle définit la valeur d’une activité par sa financiarisation. Si l’on pense que l’enjeu de la politique ne se réduit pas au rôle d’un Comité d’entreprise de plus en plus malmené par les marchés financiers qui seraient porteurs de la « vraie réalité » (!), il lui appartient de définir l’espace de civilisation qui peut donner sens à nos activités.
C’est, pour Georges Steiner, l’enjeu majeur de ce qu’il appelle « l’homme européen ». Aujourd’hui, écrit-il, des empires s’imposent par leur taille gigantesque et la lutte économique sans merci. Steiner nous rappelle que la mesure européenne est celle de la marche à pied et de l’échange dans cette institution citoyenne fondamentale que sont les cafés. « Les cafés, écrit-il, caractérisent l’Europe. (…) Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l’un des jalons essentiels de la notion d’Europe. Le café est un lieu de rendez-vous et de complot, de débat intellectuel et de commérage, la place du flâneur et celle du poète ou métaphysicien armé de son carnet. (…) C’est le club de l’esprit et la poste restante des sans-abri »1.
Une autre caractéristique de l’Europe, nous dit Steiner, c’est la marche à pied. Il faut s’être promené à pied dans certaines villes états-uniennes pour se rendre compte à quel point cette innocente activité peut paraître exotique, voire, dans la paranoïa sécuritaire actuelle, suspecte : « La cartographie de l’Europe est née des capacités pédestres, des horizons accessibles à des jambes. (…) Le plus souvent, les distances sont à échelle humaine, elles peuvent être franchies par le voyageur à pied, par le pèlerin de Compostelle, par le promeneur qu’il soit solitaire ou grégaire (…) Il semble que jamais le voyageur ne se trouve totalement hors de portée des cloches du prochain village »2.
Steiner évoque les grands esprits européens dont la pensée est issue de la balade : Kant et sa promenade quotidienne, Rousseau promeneur solitaire, Péguy, le marcheur de Chartres dont le style rappelle la scansion de la marche.
Nietzsche distinguait deux catégories de philosophes : ceux qui aiment la marche et les incurables sédentaires qu’il appelait les « culs-de-plomb » : « Être cul-de-plomb, voilà le péché contre l’esprit ! Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose » 3.
L’Europe est beaucoup plus qu’un espace pour multiplier nos marchandises. Elle est aussi ce paysage où l’art de vivre se traduit dans des humbles activités aussi peu « rentables » que la convivialité des cafés ou le goût de la marche qui ne sauraient être exilées dans le seul temps des « vacances ».
Bernard Ginisty
1 – Georges Steiner : Une certaine idée de l’Europe. Éditions Actes Sud 2005, pages 23-24
2 – Id. p.26
3 – Friedrich Nietzsche : Crépuscule des idoles in Œuvres philosophiques complètes, Tome 8, éditions Gallimard, 1974, page 66