La gratuité fondatrice
Une des tentations les plus fortes de l’esprit humain consiste à tout faire pour que l’irruption du neuf se réduise à la répétition du vieux. La volonté de maîtrise de l’existence conduit à la tentation de coloniser le temps qui vient, au risque de s’interdire la surprise de l’imprévu. Nous ne cessons de banaliser l’événement qui bouscule nos conforts intellectuels et sociaux.
Dans une lettre à une de ses amies, le poète Rainer Maria Rilke écrivait ceci : « ma production littéraire provient de l’admiration la plus immédiate de la vie, d’un étonnement quotidien, inépuisable devant elle »1. Socrate disait déjà que la philosophie naissait de « l’étonnement », c’est-à-dire qu’elle est le contraire d’une attitude blasée. L’esprit vit du refus de l’enfermement dans de prétendus savoirs qui nous dispenseraient d’accueillir le monde et les autres dans leur fraîcheur. Il est vrai que l’air du temps n’incite pas à cette aventure de la rencontre qui, avant de juger, accepte la générosité de l’accueil. Trop d’experts voudraient nous convaincre que tout se répète pour nous dispenser de prendre le risque de regarder le monde avec des yeux neufs.
La « monétarisation » généralisée de nos sociétés conduit à gérer nos vies comme une marchandise. Principe de précaution, assurances en tout genre, judiciarisation croissante de la vie collective : tout nous pousse à ne rien risquer, mais à tout compter.
La gratuité infinie de la vie et le risque de la générosité deviennent hétérodoxes dans ces comptabilités rationnelles que seraient devenues nos existences. Parfois même, une certaine éducation religieuse a encouragé des comptabilités de mérites ou de sacrifices jusqu’à faire de la vie spirituelle une variété de maquignonnage !
Quel sens peut prendre cette affirmation de la gratuité au milieu de nos foires aux marchandises et de nos foires d’empoigne ?
J’y vois une des affirmations les plus essentielles du christianisme, à savoir que l’existence de tout être humain se comprend ni comme une nécessité, ni comme une absurdité, mais comme une gratuité. Affirmer cette gratuité, c’est dire que chaque être humain peut commencer, initier, créer. Seule cette capacité de création, cette générosité du don peuvent éviter que toutes nos institutions ne sombrent dans la violence ou l’insignifiance.
Chacun de nous a à être « original », c’est-à-dire à se tenir dans l’origine, dans ce lieu totalement improbable de notre naissance. Ce fait de naître, nous tentons le plus souvent de le maîtriser à coup de savoir, d’avoir et de pouvoir. Face à ce qui est donné inconditionnellement, nous répondons en nous précipitant pour garder, conserver et accumuler jalousement ce qui est donné chaque matin.
Toute vie spirituelle passe par une déprise, c’est-à-dire par l’initiative d’un être humain refusant de se résigner à ce qu’on voudrait lui présenter comme un destin.
La hiérarchie évangélique exprimée par Le Magnificat affirme que le plus humble geste de gratuité et de don est un commencement de l’humain, irréductible à nos savoirs, nos ordres ou nos sarcasmes. C’est le rôle fondamental des poètes de nous rappeler sans cesse, pour citer encore une fois Rilke, « cette naissance irrésistible qui nous ébranle »2.
Bernard Ginisty
1 – Rainer Maria Rilke : Correspondance in Œuvres, Tome 3, éditions du Seuil, 1976, page 469
2 – Id. page 499