Christ cosmique
Parler de Christ cosmique, c’est d’abord souligner la dimension cosmique, concrète, matérielle, physique, de la foi et du salut.
Teilhard a toujours eu le « sens cosmique », voire « panthéiste », comme il le dit dans le premier texte publié dans ses Œuvres, « La vie cosmique ». Il se sent en communion avec la nature. On connaît sa passion pour les pierres, pour le minéral, et davantage (mais plus tard) pour le monde vivant. Pour lui, la matière n’est pas une « chose » inerte, sans épaisseur, sans dimension. Il faudrait relire ici son « Hymne à la matière ».
Ce n’est pas antinomique chez lui de la foi en Dieu, présente dès l’enfance (surtout par sa mère). Mais le Dieu auquel il croit est un Dieu incarné : c’est le Christ. Nous n’avons pas d’autre accès à Dieu, comme le rappelle saint Jean, que celui d’un Dieu « venu dans la chair ». Tout évitement de la chair ne fait que produire une idole (même « spirituelle »). Teilhard prend l’incarnation très au sérieux, peut-être davantage qu’une certaine théologie toujours prête à la minimiser. Une scène évangélique très marquante pour lui est le baptême du Christ dans les eaux du Jourdain : il s’immerge entièrement dans la matière du monde.
Sa spiritualité récuse toute évasion hors du monde, comme il en percevait la tentation dans la spiritualité de son temps, pour laquelle il s’agissait surtout de sauver son « âme » exilée dans une « vallée de larmes » (in hac lacrimarum valle). C’est cela qui l’amène à être aussi critique à l’égard d’une certaine théologie du péché originel qui revenait à considérer la personne humaine comme radicalement pervertie par un événement du passé dont il faut continuer à subir les conséquences. Cette doctrine contribue à éloigner de l’Église des hommes et des femmes de bonne volonté, car elle « coupe les ailes de nos espérances » (IX,98).
À l’encontre, l’homme va au ciel par la terre, à travers la terre, sans jamais quitter le contact avec la dimension la plus concrète de l’existence (ce qui ne veut pas dire que la terre soit salutaire comme telle ; la matière reste toujours ambivalente). « Le Ciel n’est attingible [ne peut être atteint] qu’à travers la complétion [l’accomplissement] de la Terre et du Monde (devenus beaucoup plus grands et inachevés que nous ne pensions) » (IX,159).
Ce premier axe ne nous est pas étranger. L’humanité d’aujourd’hui est consciente de toute ce qui la relie au cosmos (nous sommes « poussières d’étoiles »). Elle est attachée au monde. Notre vie humaine dépend de notre relation à la terre et l’environnement matériel importe. « Chacun de nous, qu’il le veuille ou non, tient par toutes ses fibres, matérielles, organiques, psychiques, à tout ce qui l’entoure » (ETG,5).
Parler de Christ cosmique, c’est aussi parler d’un Christ « total ». Chez Teilhard, les trois expressions Christ cosmique, Christ universel et Christ total sont équivalentes.
Cela met l’accent sur le thème de la récapitulation. Le Christ est celui qui récapitule l’univers. Il n’est pas seulement celui « par qui » tout a été fait, mais « pour qui » tout existe. « Tout est créé par lui et pour lui, et tout subsiste en lui », dit Paul.
La totalité correspond à la perception que tout est lié à tout, l’interdépendance à laquelle je faisais allusion précédemment. Les choses ne peuvent se comprendre que reliées à la totalité : « Tout n’est compréhensible que dans le Tout ». C’est la démarche de synthèse qui donne sens aux choses. L’analyse explique (au sens étymologique : elle déploie, elle décompose), mais la synthèse comprend (elle rassemble).
Cela signifie que l’accomplissement des choses est dans leur union, leur communion. On peut le comprendre en ce qui concerne l’humanité qui aspire au rassemblement (malgré l’existence de forces de division). C’est l’expérience que fait Teilhard dans l’épreuve de la première guerre mondiale : cette guerre conduira à ses yeux à un rassemblement des peuples (c’est ce qui a fini par arriver). Mais, pour Teilhard, c’est l’univers dans son ensemble qui a vocation à se rassembler dans ce qu’il appelle le « Point Oméga », la communion universelle, « Dieu tout en tous ».
L’univers est donc animé par une dynamique évolutive d’accomplissement. On sait que, pour Teilhard, l’évolution est un processus tâtonnant, qui comporte une part d’aléatoire, mais qui est orienté vers ce rassemblement universel. Au commencement est la matière la plus inerte, la plus dispersée. Mais elle tend à se rassembler. Sans cesser d’être matérielle, elle se complexifie. Émerge la vie, puis la conscience. Pour Teilhard, l’esprit est ce qui anime la matière dans sa montée vers la complexité-conscience.
Pour rendre compte de cela, Teilhard propose une métaphysique de l’« union créatrice ». L’action créatrice n’est pas la fabrication d’un monde au commencement du temps, mais un processus d’union (à l’inverse, l’union fait apparaître du nouveau). « La création se fait en unissant ; et l’union vraie ne s’obtient qu’en créant » (ETG, 194). On comprend l’importance de l’amour : « C’est un amour qui construit physiquement l’univers » (VI,94).
C’est le moment de souligner la dimension personnelle. Parler de Christ cosmique, c’est non seulement souligner l’aspect matériel (le « cosmique »), mais aussi l’aspect personnel (il s’agit du Christ, autrement dit d’une personne humaine, Jésus de Nazareth). L’accent ne porte pas tant sur le cosmos (ce fut le point de départ) que sur la personne, car le cosmos est en évolution et cette évolution est personnalisante.
À certains égards, Teilhard prend le contre-pied de la démarche réductionniste de la science classique, qui ramène le biologique au chimique et le chimique à la physique. La science classique est mécanique : tout s’explique par figures et mouvements de particules matérielles. Tout au plus sera-t-elle dualiste : la substance pensante (qui donne à la personne sa liberté) se distingue de la substance étendue (la matière inerte). Mais la seconde tend à gagner sur la première, si l’on prétend rendre compte de la pensée en étudiant le fonctionnement physico-chimique du cerveau.
Ce n’est pas que cette explication scientifique ne présente aucun intérêt. Elle explique bien le fonctionnement des choses. Mais pour comprendre le monde, il faut l’inverser : c’est l’homme qui est la clé de l’univers. Il ne suffit pas de dire que l’univers produit l’homme (« poussières d’étoiles »), il faut dire que l’homme donne sens à l’évolution de l’univers. « Le Personnel est l’état le plus élevé sous lequel il nous soit donné de saisir l’Étoffe de l’Univers » (IX,175). C’est parce que l’homme est un être de relation que la dimension personnelle rejoint la dimension universelle sans quitter le plan de la personnalité : « C’est par ce que nous avons de plus incommunicablement personnel que nous touchons à l’Universel » (X,118). Et, inversement, l’union différencie : c’est « en coïncidant avec tous les autres que nous trouverons le centre de nous-mêmes » (VI,85).
Cette démarche personnalisante va à l’encontre du panthéisme de fusion cosmique. Pour le panthéisme, l’accomplissement de l’homme (son salut) consiste dans une fusion avec l’univers : « la fusion de l’individu doit se faire avec tout, sans distinction et sans correction » (ETG 19). Le panthéisme confond, sous prétexte d’unifier (X,91). Il s’agit d’abdiquer sa personnalité propre, son individualité, pour faire corps avec le grand Tout du monde. Pour Teilhard, la profonde solidarité qui unit l’homme au monde a l’effet inverse : c’est le monde qui est voué à « monter » vers davantage de personnalisation, c’est-à-dire de liberté.
Ceci semble contre-intuitif pour une humanité qui découvre les immenses dimensions du cosmos, dans lequel la terre paraît un infime grain de poussière et l’humanité une composante parmi d’autres dans les myriades d’espèces vivantes. La science du 20e siècle a fait reculer considérablement les horizons de grandeur (la taille et l’ancienneté de l’univers, le nombre des espèces) et de petitesse (les particules élémentaires). Mais elle révèle aussi un troisième infini, celui de complexité, qui est peut-être le plus important.
Ce Christ est Dieu. Pour l’instant, je me suis situé surtout dans une perspective naturaliste, celle du « phénomène », que tout un chacun peut voir. On peut toutefois relever que cette vision d’une évolution convergente où l’homme joue un rôle prépondérant ne fait pas l’unanimité (l’idée d’une « orthogenèse » est aujourd’hui moins populaire qu’elle ne l’était à l’époque de Teilhard, qui était déjà contesté sur ce point par quelques uns de ses pairs). Il y a là (peut-être plus que Teilhard ne veut bien le dire) une part de postulation, de prise de position, pour ne pas dire d’acte de foi.
Pour Teilhard, l’intuition du « point Oméga » est théologique. En voir des signes déjà perceptibles dans les phénomènes du monde est une chose qui ne doit pas empêcher de comprendre que cela relève d’une décision, d’une option et non simplement d’un constat. Il dit bien qu’Oméga n’est atteint que par « extrapolation » : « il reste de nature conjecturale et postulée » (XIII,106).
Prenant l’image familière du cône pour décrire l’évolution cosmique, Teilhard reconnaît que, laissée à elle-même, cette évolution est incapable de converger parfaitement. Le cône reste sans sommet. Mais le sommet nécessite le cône. « L’Évolution, en découvrant un sommet au Monde, rend le Christ possible, – tout comme le Christ, en donnant un sens au Monde, rend possible l’Évolution » (X,148). C’est le Centre de convergence qui donne consistance au processus évolutif.
Dieu se distingue du monde, comme le Créateur se distingue de la créature, mais il entre en relation intime avec lui, il se communique à lui. « Créer, pour Dieu, c’est par définition s’unir à son œuvre, c’est-à-dire s’engager d’une façon ou de l’autre dans le Monde par incarnation » (X,213). La grâce ne s’impose pas à l’homme de l’extérieur, mais elle confère à son effort « de concourir efficacement, par son résultat physique, à l’achèvement du Corps du Christ » (X,89).
Tout n’est pas encore dit dans cette représentation d’une évolution convergente vers une communion universelle en Dieu. Les choses ne sont pas aussi simples et la rhétorique teilhardienne ne doit pas nous tromper. Son enthousiasme est communicatif, comme ce que l’on a appelé son « optimisme ». Mais cet optimisme est un désespoir surmonté. J’ai fait allusion à son expérience de la guerre qui fut d’abord une confrontation à l’absurde de la condition humaine sous certains de ses aspects. Comment percevoir que l’humanité n’avait pas sombré dans les tranchées de Verdun, comme de nombreux témoins l’ont pensé ? Il y a chez Teilhard un refus viscéral de l’absurde.
On a fait le reproche à Teilhard de minimiser le mystère du mal en en faisant un accompagnement inévitable de l’histoire évolutive et en présentant ainsi une doctrine inéluctablement « progressiste ». Certaines de ses formules ne sont pas très heureuses (l’existence du mal est un « accompagnement rigoureusement inévitable de la création », X,43 ; il est « un trait naturel de la structure du monde », X,101). Mais il faut comprendre contre quoi il réagit : une « spiritualité » (faut-il l’appeler ainsi ?) qui enfonce l’homme dans son péché pour – croit-elle – mieux exalter la grandeur divine. Pour Teilhard, faire de l’homme un acteur libre de la construction du règne de Dieu n’est pas rabaisser son Créateur.
Il ne faut pas oublier ces textes qui, à l’instar du Milieu divin, parlent de la « divinisation des passivités ». Les écrits sur la valeur de la souffrance sont parmi les plus forts, car il n’y a aucun dolorisme. Pour qualifier ces œuvres, on serait tenté de leur appliquer le titre du célèbre ouvrage de Dietrich Bonhoeffer, « Résistance et abandon » (meilleure traduction que « Résistance et soumission »). Il y a un temps pour résister activement (mobiliser ses forces) et un temps pour s’abandonner dans la confiance. Teilhard parlera d’ailleurs d’une dialectique de centration (sur soi) et de décentration (vers autrui).
Le Christ est sauveur du cosmos, pas seulement par son incarnation, mais aussi par sa mort sur la Croix (il se peut que Teilhard ne le dise pas assez). La résurrection de la chair est le signe concret du salut, mais elle n’est atteinte qu’après la mort librement acceptée.
François Euvé
Directeur de la revue Études