Ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre
À cette seule impuissance Pascal attribuait « tout le malheur des hommes ». Incapable de regarder en face la misère de sa condition, l’être humain ne peut que rechercher tout ce qui le détourne de cette évidence, en se jetant à corps perdu dans toute sorte de pratiques ou d’entreprises, des plus futiles aux plus nobles, des plus inutiles aux plus nécessaires, que Pascal range dans la même catégorie du « divertissement ».
De par l’imperfection même de notre nature, la tranquillité d’une existence parfaitement paisible n’est donc pas de ce monde. Un seul espoir nous reste, celui de la félicité éternelle, promise pour « un jour d’exercice sur la terre », cette vie si brève et si misérable qu’il faut consacrer à une permanente abnégation par « soumission totale à Jésus-Christ et à [s]on directeur » de conscience, en faisant le pari que les promesses de l’institution ecclésiale soient véridiques ; et dans le cas contraire, qu’aurons-nous perdu ?
Félicités ineffables, mais qu’il faut bien se représenter tant soit peu pour persévérer sur le chemin d’épines. Au moustier voy, dont suis paroissienne, Paradis paint où sont harpes et lus, selon l’émouvante et naïve vision que Villon prête avec tendresse à sa mère, femme povrette et ancïenne, qui en éprouve joye et liesse. Pascal ne s’attarde pas au pittoresque. « Eternellement en joie », note-t-il après sa nuit d’extase. En joie et non en paix, d’ailleurs : nuance qui mériterait un développement.
On aura beau jeu de réclamer un distinguo entre les activités nécessaires au maintien ou au progrès de la vie et de la société, et celles qui relèvent du ludique ou de la vanité. Cette évidence n’échappait sûrement pas à Pascal, si assuré qu’il ait été d’honorables revenus malgré sa vie de privations et de souffrances, et sa contribution aux œuvres charitables. C’est volontairement qu’il les confond pour leur donner la même source.
Engagé dans des guerres qu’il estime forcément toujours justes, l’activiste peut croire sincèrement qu’il désire la paix ; mais il croit devoir affronter des obstacles inertes ou hostiles pour enfin connaître la sérénité que Picrochole affirmait viser au terme de ses entreprises guerrières, et dont son sage mentor lui conseillait vainement de jouir sans délai en se contentant d’y renoncer. L’exhortation hautement évangélique de répudier toute haine pour embrasser l’amour, jusqu’à accepter la plus criante injustice, est la réponse radicale à l’enchaînement sans fin des agressions et des revanches. On peut y voir la source de la paix que Jésus promet tant de fois à ses fidèles, même si le sens exact de ce mot décrit peut-être un état plus complexe que les simples réciprocités du bon voisinage. Mais cette exigence qui demande un effort quasi surhumain dans les situations les plus tendues suffit-elle à désarmer les plus pervers et peut-elle devenir la règle quotidienne d’une société durable dans l’état actuel de l’humanité, ou bien ne peut-elle être qu’un idéal apocalyptique destiné à l’aiguillonner en permanence sans pouvoir encore s’emparer d’elle ?
Il est banal de dire que les vies humaines sont faites de joies et de peines, avec assurément de bien grandes disparités d’un individu à l’autre, satisfactions et désespoirs, espérances et résignations variant selon le ressenti personnel, les circonstances, les temps et les lieux. Quand on entrevoit l’espoir d’un au-delà de parfait bonheur, on le conçoit plutôt comme la cessation définitive des épreuves et des risques, la réparation des deuils et des souffrances, et l’entrée dans la béatitude infinie. Mais si nous essayons de nous représenter plongés éternellement dans cette béatitude, il nous faut bien imaginer une radicale transformation de notre être, précisément débarrassé de cette constante bougeotte qui nous éperonne en ce bas monde à des degrés certes divers mais à qui bien peu échappent.
En effet, les ravis et les extatiques, si on en croit l’étymologie, ont bien été rapti, arrachés à leur condition ordinaire, ou tirés de leur stabilité naturelle (ek-stasis), par un effet miraculeux qui les rapprocherait de la divinité. Est-ce pour y vivre une sorte de nirvana, lieu où, littéralement, la sérénité n’est troublée par aucun vent tempétueux ? Mais alors, devons-nous concevoir l’Etre Suprême comme éternellement habité lui aussi par cette sérénité que rien ne peut altérer ? Voilà qui ne cadre guère avec le portrait qui se dégage du Dieu biblique, habité de sentiments forts et agissant en conséquence. Le schéma de l’Incarnation, où Dieu accepte de souffrir la souffrance humaine, semble impliquer que cet acte incontestable de générosité n’a pas été limité aux quelques heures du supplice du Fils, car combien d’humbles humains mus par le même esprit de sacrifice ont affronté et enduré des tortures au moins équivalentes et parfois bien plus durables ? C’est à chaque instant que les souffrances de ses créatures doivent troubler la quiétude du Créateur. Faute de quoi le voilà exposé à la caricature rimbaldienne d’un Dieu qui rit aux nappes damassées, qui dans le bercement des hosannah s’endort, et n’ouvre un œil que quand les mères des guerriers promis à la boucherie, ramassées dans l’angoisse, lui donnent un gros sou lié dans un mouchoir.
Jésus, après deux décennies de travail artisanal, donne dans le bref temps de sa vie publique l’image d’une infatigable activité. Sa retraite au désert ne dure que quarante jours. Constamment par les chemins, sa pratique de guérisseur semble envahir son quotidien, et l’enseignement ou la prière se cantonner dans les moments où il arrive à dominer le harcèlement des foules qu’il cherche parfois à fuir physiquement. Le jeune homme riche, les disciples qu’il recrute, ne sont pas invités à la méditation et à la prière, mais à le suivre dans ses itinérances. Cependant face à Marthe l’affairée, c’est la sereine Marie qui a gagné la meilleure part, celle des oiseaux du ciel et des lys des champs. Plusieurs des paroles de Jésus exaltent la paix, mais d’autres prédisent ou même appellent le feu et la guerre.
Face à ces énigmes, l’imitation de Jésus-Christ peut choisir de se développer selon des inclinations divergentes. Armé du commandement d’amour, le disciple se sentira appelé à choisir le service d’autrui, aiguisé par l’urgence des malheurs humains. Absorbé dans cette tâche admirable à laquelle il se consacre entièrement, il forcera à juste titre l’admiration de tous. Mais quel serait son destin si, par un miracle de la puissance divine ou du progrès technique, toutes les misères qu’il combat corps et âme venaient à disparaître de la surface de la terre ? Loger confortablement tous les sans-abris, faire pleuvoir les dollars sur les chiffonniers du Caire, n’aurait-ce pas conduit au bout du compte à désespérer l’abbé Pierre et sœur Emmanuelle ?
D’autres, dans la tradition monacale ou à la lumière des spiritualités orientales, trouvent dans les paroles de l’Evangile assez de signaux pour voir en Jésus un maître de sagesse, qui recommande de dépasser toutes ses passions et émotions, de se départir de toute prétention de l’ego, jusqu’à la défense même de son intégrité physique en tendant l’autre joue. La consolation promise par les Béatitudes serait cet état qui permet d’aller au-delà de la souffrance. Non sans analogie avec l’amor fati des stoïciens, « cette consolation n‘est donc pas un réconfort venant du dehors pour amoindrir la souffrance, mais la découverte, au cœur de la souffrance totalement acceptée, d’un état de paix qui transcende la condition souffrante elle-même » 1. Si l’accès au divin est ainsi conçu, l’image de la divinité elle-même pourrait peut-être s’entrevoir comme celle d’un être qui connaît la paix tout en assumant la souffrance, la sienne et celle qu’autrui lui cause en souffrant.
Ces perspectives ne peuvent que laisser perplexes le commun des mortels. La voie qui conduit vers ces états est-elle à la portée de la masse ? Certes, il y aura beaucoup d’appelés et peu d’élus, mais pour nous qui sommes voués à ne pas y accéder, à qui que ce soit qu’on doive en imputer la faute, le message évangélique ainsi conçu a-t-il encore une raison d’être ?
Le texte biblique est un fouillis où se télescopent des myriades d’expériences humaines à des stades divers de notre histoire. Le texte évangélique n’échappe pas à ce caractère, même s’il semble plus facile d’y dégager une signification majeure qui peut servir à donner du sens au reste du donné biblique. Il me semble difficilement contestable que si nous faisons de l’Évangile notre référence, ce qui ne veut pas dire notre charia, c’est affirmer qu’il ne peut y avoir, pour nous puisque nous faisons ce choix, d’autre Dieu que celui qui se donne à nous comme l’amour infini, même si son existence se réduisait à cette seule conviction de notre pensée. Cette certitude est une source fondamentale de paix intérieure et d’appel à la relation pacifique avec autrui. Elle ne suffit pas à nous faire vivre tous nos instants dans l’état de paix ni à nous faire surmonter les puissants obstacles qui nous en écartent, mas elle nous offre la certitude que ce rocher inattaquable est toujours un refuge à notre portée.
Alain Barthélemy-Vigouroux
1 – Éric Edelmann, Jésus parlait araméen, p. 280.