Le religieux est devenu incongru
Le politologue Olivier Roy, spécialiste de l'islam,
est professeur à l'Institut universitaire européen de Florence.
Il est l'auteur d'En quête de l'Orient perdu (Le Seuil, 2014).
Considérez-vous qu'il règne, en France, un climat islamophobe ?
Oui, sans aucun doute. Depuis une vingtaine d'années, le simple fait d'être musulman est devenu suspect, voire dangereux. Cette islamophobie mêle un vieux racisme anti-arabe et un phénomène plus nouveau, une sorte de phobie de la religion. Dans une société aussi sécularisée que la nôtre, le religieux est devenu incongru. Parfois, il est même perçu comme fanatique, comme si nous confondions l'intensité du sentiment religieux et la radicalité de sa pratique. Or les musulmans ont une pratique plus forte et plus visible que les catholiques. Leur religiosité surprend et dérange les élites françaises, notamment à gauche : elles pensaient que les descendants des immigrés arrivés dans les années 1960 s'éloigneraient de l'islam. Ce phénomène crée beaucoup d'incompréhensions : un vieux monsieur algérien en djellaba qui fait une prière, cela ne choque pas, un jeune cadre issu de l'immigration en costume-cravate qui va à la mosquée, cela paraît inquiétant.
Les pratiques religieuses des musulmans sont-elles contraires à la laïcité ?
Non, c'est une idée fausse. En 1905, lorsque la France a adopté la loi de séparation des Églises et de l'État, la religion n'a pas été chassée de l'espace public : les processions en l'honneur de la Vierge ont été autorisées et les bonnes sœurs pouvaient se promener en tenue religieuse dans la rue. Lorsque l'abbé Pierre a été élu député, personne ne s'est d'ailleurs offusqué lorsqu'il est venu dans l'Hémicycle en soutane.
Aujourd'hui, le climat a radicalement changé : on veut cantonner le religieux à la sphère privée. Cela ne pose pas de problème aux catholiques puisque leurs pratiques religieuses sont inscrites depuis des siècles dans la vie sociale – les fêtes chrétiennes sont, par exemple, fériées.
Il en va très différemment pour les musulmans. Il faut donc inventer de nouveaux compromis, ce qui suscite des tensions. Les revendications qui émanent des petits groupes radicaux minoritaires sont excessives : il n'est pas question de créer des salles de prière dans les universités, de refuser certains cours au nom du respect de la religion ou de proposer des menus halal à l'école. Mais il est normal d'ouvrir des salles de prière dans les aéroports, d'éviter d'organiser des examens le jour de la fête de l'Aïd et de proposer dans les cantines scolaires, à la place du porc, un repas végétarien qui conviendra aux musulmans, aux juifs… et aux végétariens !
Tous les compromis que la France a passés avec le judaïsme peuvent fonctionner avec l'islam. Il faut simplement se donner du temps : on ne peut pas demander à l'islam de parcourir en vingt ans un chemin que le catholicisme a parcouru en plus d'un siècle, souvent à reculons – il suffit de lire le Syllabus de Pie IX, en 1864, qui condamnait fermement les idées modernes, dont la séparation des Églises et de l'État.
Les musulmans forment-ils une communauté ?
Non. Cela fait vingt-cinq ans qu'ils sont attaqués en tant que musulmans et ils ne se sont toujours pas organisés. Il y a certes un Conseil français du culte musulman, mais il a été créé à la demande des autorités françaises et il représente surtout l'islam de l'étranger. Il n'y a rien de comparable au clergé catholique dans l'islam de France, qui est divers et éclaté. Les préfets le savent bien : ils ne se plaignent pas du communautarisme, ils regrettent, au contraire, de ne pas avoir d'interlocuteurs organisés !
Propos recueillis par A. CH pour Le Monde
sous le titre Dans notre société sécularisée, le religieux est devenu incongru