La vocation et la mission de la famille dans le monde contemporain
Contribution de la Communauté Saint-Luc
à la réflexion en Église sur le Synode romain d’octobre 2015
Marseille, 28 février 2015
Pour répondre à la demande des Pères du synode romain de 2014 que « le cheminement collégial des évêques et l’ensemble du peuple de Dieu, sous l’action de l’Esprit Saint, [puissent les] guider pour trouver des voies de vérité et de miséricorde pour tous » et à celle du Père Pontier que lui soient communiqués « réactions, suggestions, témoignages et initiatives », une vingtaine de fidèles, membres ou sympathisants de la Communauté, se sont réunis à quatre reprises à l’Espace Saint-Luc pour examiner l’ensemble du rapport final des Pères du synode.
On trouvera ci-dessous :
- la synthèse de leur réflexion
- une contribution individuelle qui porte sur la méthode suivie par les Pères dans leur rapport.
SYNTHÈSE DE LA RÉFLEXION SUR LE RAPPORT FINAL DES PÈRES DU SYNODE
I. L’écoute : le contexte et les défis concernant la famille
Cette première partie du rapport présente un constat quasiment exhaustif des réalités familiales contemporaines, dans lequel le constant balancement entre « ombres » et « lumières » a tendance cependant à marquer surtout les ombres : pourquoi ne pas dire, par exemple, que les couples « hors des clous » aux yeux de l’Église sont tout aussi solides (ou tout aussi fragiles) que les autres ? Que notre monde marqué par l’individualisme montre aussi une soif de rencontre de l’autre et, plus largement, de fraternité ?
N’est pas posée en outre cette question fondamentale qui a suscité dans notre groupe des réponses divergentes : « Pour notre société marquée par l’émancipation de la femme, la crise économique, environnementale, etc., la famille est-elle une structure d’avenir ? » Et il est également omis un élément qui aurait dû trouver place dès cette réflexion préliminaire : le hiatus qui existe entre le vécu des familles et la discipline de l’Église, car cette dernière aussi pèse sur la vie des familles et des individus.
Puisque sont justement dénoncées les violences faites aux enfants, aurait pu être mentionné ainsi le cas de cette petite fille brésilienne enceinte de son beau-père qui l’avait violée et dont la mère a été excommuniée pour l’avoir faite avorter, ce qui était ajouter dans cette famille une souffrance à tant d’autres souffrances. Et dans un autre domaine, le refus opposé, en bien des lieux d’Église, aux divorcé(e)s remarié(e)s lorsqu’ils désirent communier lors de la « communion privée » de leurs enfants ou de cérémonies familiales. Notre point de vue de laïcs est important pour attirer l’attention des prêtres sur de tels points ; c’est là aussi notre mission.
Nos réserves les plus importantes portent cependant sur le § 11, « Le défi de la pastorale », qui nous a paru en retrait de ce qu’a écrit le pape François dans La Joie de l’Évangile où nous avions cru lire que si l’Église doit accompagner les gens sur leur route, là où ils en sont, c’est sans projet préconçu, sans « obligation de résultat » non plus.
Or affirmer que « les grandes valeurs du mariage et de la famille chrétienne correspondent à la quête qui traverse l’existence humaine, y compris à une époque marquée par l’individualisme et par l’hédonisme » est pour le moins problématique pour le mariage, devenu minoritaire dans notre société (et plus encore le mariage chrétien !). Et surtout, les « valeurs » de la « famille chrétienne », d’ailleurs non autrement définies, sont ici présentées comme une sorte d’idéal venant en contrepoint des réalités sociales, alors que la finalité du document devrait être de « revisiter » cet idéal pour le traduire en termes audibles par tous.
De même, écrire qu’« il faut encourager le désir (...) de se sentir pleinement partie prenante de l’Église, même chez ceux qui ont fait l’expérience de l’échec ou se trouvent dans les situations les plus disparates » apparaît contradictoire avec la discipline actuelle qui, en excluant ces fidèles de l’eucharistie et de la pénitence, ne saurait les encourager « à se sentir pleinement partie prenante de l’Église. » Les Pères du synode ont-ils voulu marquer par là qu’ils entendaient lever cette contradiction lors de la session d’octobre 2015 ? C’est ce que nous osons espérer.
II. Le regard sur le Christ : l’Évangile de la famille
Nous avons été sensibles aux bonnes intentions affichées dans cette deuxième partie, qui use de la « loi de gradualité » afin de distinguer dans la Révélation « les différents degrés à travers lesquels Dieu communique » (§ 13) et, dans la pastorale, « les étapes possibles de croissance des personnes qui se construisent jour après jour » (§ 24).
Pour autant son titre, « Le regard sur le Christ : l’Évangile de la famille » ne nous paraît guère s’accorder avec son contenu. Du Christ, en effet, et de son attitude envers la famille, il n’est question que pour signaler à la fin du § 14 qu’il « a pris place dans une famille » – formulation heureusement plus neutre que le pieux renvoi du § 23 à la « Sainte Famille de Nazareth » dont les Évangiles ne disent mot, sinon qu’adolescent, le Fils fugua pour « vaquer aux affaires de son Père. » Et rien n’est dit de la réponse que, devenu adulte, il fit à la question : « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? Quiconque fait la volonté de mon Père » (Mt 12, 48-50) ; relever la préférence pour la fraternité spirituelle sur les liens du sang qu’il a ainsi marquée serait pourtant indispensable pour ne pas se méprendre sur ce qu’était réellement la « Sainte Famille » (cf. M. Serres, « La saine Famille », Études, t. 418, 2013/2, p. 161-172).
Cela est si vrai que dans le rapport, les seules autres références au Christ tiennent à sa présence aux noces de Cana (où il a procuré le meilleur vin aux époux sans s’inquiéter apparemment de savoir s’ils étaient en règle avec la Loi), son opposition au divorce, son face-à-face avec la Samaritaine et la femme adultère (§ 14) : ce sont autant d’épisodes relatifs au mariage ou à la vie de couple, et non proprement à la famille, ce qui devrait inciter l’Église à la réserve lorsqu’elle s’exprime sur elle. Dans cette perspective, on comprendra que nous ait surpris la place cardinale faite à l’enseignement du magistère aux § 17-20, comme nous a surpris le bref développement consacré au § 18 à Humanae Vitae, qui ne concorde guère avec le sentiment que nous avait laissé sa lecture.
Le § 21 nous a paru en revanche éclairant, mais nous sommes plus partagés sur la dernière section de cette deuxième partie (§ 23-28). Nous avons été sensibles en effet au fait que les Pères aient eu l’intention d’y marquer leur « miséricorde envers les familles [ou plus exactement les couples : toujours le même ambiguïté !] blessées et fragiles », car cela ne pourra qu’encourager les pasteurs et les fidèles à porter un autre regard sur ceux qui sont hors de la discipline actuelle de l’Église. Mais la teneur de ces paragraphes peut laisser, à tort sans nul doute, le sentiment que l’on a entendu ici « ratisser large », voire, comme l’a dit l’une d’entre nous, « récupérer dans les poubelles. » Et, surtout, le § 28 sur les divorcés remariés – peut être parce qu’il a dû faire l’objet de laborieux compromis entre opinions divergentes – nous a paru être un exemple d’école de la « langue de buis » dont on use trop souvent encore dans l’Église. Puissent les Pères l’amender en octobre prochain et, plus encore, le pape François dans ce qu’il retiendra de leurs travaux.
III. La discussion : perspectives pastorales
Nous avons apprécié que cette dernière partie commence par évoquer les contextes de l’évangélisation des familles, sans oublier dans le vigoureux § 38 les « conditionnements culturels, sociaux et économiques » qui pèsent sur elles, et en appelant au § 33 à une « conversion du langage » pour qu’il soit « significatif ». Le plan suivi ensuite, qui traite d’abord de la préparation au mariage et des premières années de la vie conjugale, puis des fidèles hors de la discipline de l’Église, nous a paru en revanche à rebours du souci constant du pape François que l’Église sorte des sacristies pour se porter prioritairement à la « périphérie ». Dommage !
Pour autant, ce qui est dit de la préparation au mariage et de l’accompagnement des jeunes mariés (§ 39-40) nous a paru bienvenu, comme est bienvenu que soient reconnues dans la section consacrée aux « personnes blessées » la « nécessité de choix pastoraux courageux » (§ 45) et celle de l’écoute des familles « avec respect et amour » (§ 46). Mais les développements qui suivent ne peuvent que laisser l’impression que cet amour est surtout ordonné à la finalité de signifier à ces « blessés » de « rentrer dans le rang ». Et l’expression a parfois des généralisations abruptes : comment écrire ainsi que « les enfants sont, dans tous les cas, des victimes innocentes [d’un divorce] » (§47) ? Il en est pour qui la séparation de leurs parents a été une délivrance !
Quant aux « choix pastoraux courageux » dont les Pères ont reconnu la nécessité, ils paraissent bien timides à ce stade de leur réflexion. La volonté d’assouplir les règles de nullité du mariage (§ 48-49) n’est qu’un pis-aller, de surcroît injurieux aux yeux de beaucoup de divorcés, surtout s’ils ont des enfants : ceux-ci doivent ils également être « annulés » ? Quant à la possibilité pour les divorcés remariés d’accéder à la pénitence et à l’eucharistie (§ 52-53), dont il est clair qu’elle a fait débat chez les Pères, puissent les éclaircissements théologiques qu’ils souhaitent à son sujet les conduire à une position libérale, car la discipline qui a cours actuellement en ces domaines est vécue par beaucoup de fidèles, divorcés ou non, comme un véritable scandale.
Mais surtout, rien n’est dit de cet autre scandale qu’est l’admission au baptême de conjoints de divorcés remariés qui doivent choisir, selon la discipline actuelle, de rompre leur union s’ils veulent suivre la foi qui les porte vers le Christ et son Église. Et il est fâcheux d’autre part que « la discipline relative au mariage dans les Églises orthodoxes » ne soit évoquée que dans le cadre d’une réflexion œcuménique sur les mariages mixtes (§ 54). Car c’est au sein de notre Église catholique qu’une telle réflexion devrait s’instaurer, afin qu’elle explore sérieusement la possibilité de célébrer elle aussi des secondes noces. Ce serait là, vraiment, faire œuvre de miséricorde.
De miséricorde ou au moins d’écoute et d’attention, le rapport intermédiaire du synode en faisait montre à l’égard des homosexuel(le)s, en écrivant : « Les personnes homosexuelles ont des dons et des qualités à offrir à la communauté chrétienne » ou encore : « Sans nier les problématiques morales liées aux unions homosexuelles, on prend acte qu’il existe des cas où le soutien réciproque jusqu’au sacrifice constitue une aide précieuse pour la vie des partenaires. De plus, l’Église prête une attention spéciale aux enfants qui vivent avec des couples du même sexe. » Quel contraste avec le § 55 du rapport final, qui ne fait pas la moindre place à ce que vivent les homosexuel(le)s et se borne à rappeler d’un mot la doctrine de l’Église, renvoyant pour cela à une note du Saint-Office à propos du « mariage pour tous », qui paraît ainsi avoir été le seul souci des Pères ! À nos yeux, cette volte-face est ce qui entache le plus gravement le document qu’ils ont voté ; dans leur session d’octobre prochain, puissent-ils trouver d’autres mots pour réparer la blessure profonde qu’elle a causée, et pas seulement chez les fidèles homosexuel(le)s.
Quant aux deux dernières sections du rapport, sur la transmission de la vie (§ 57-59) et sur l’éducation (§ 60-61), elles nous ont laissé l’impression de « développements obligés » au ton très convenu. Dans un document destiné à éclairer l’aujourd’hui – et surtout l’avenir – de la pastorale, fallait-il vraiment n’évoquer à propos de la transmission de la vie qu’« un enseignement approprié des méthodes naturelles de procréation responsable » et renvoyer pour cela à Humanae Vitae, écrite voici près d’un demi-siècle et qui a connu chez les fidèles la réception que l’on sait ? Et que dire des deux dernière phrases, que les Pères ont tenu à ajouter au texte du rapport intermédiaire : écrire que « La pastorale et une dévotion mariale sont un point de départ opportun pour annoncer l’Évangile de la famille » constitue-t-il vraiment leur dernier mot sur le sujet ?
CONTRIBUTION INDIVIDUELLE RELATIVE À LA MÉTHODE SUIVIE PAR LES PÈRES DANS LEUR RAPPORT
I. Inquiétude : Un nouveau conditionnement des couples et de la famille ?
Le programme d’évangélisation de la famille fait craindre le risque de la pensée unique : programmes spécifiques de croissance authentique (§ 39), recherche d’éducation de l’affectivité (§ 59), programme d’accompagnement en vue de vérifier l’authenticité chrétienne des engagements et la validation des liens établis (§ 43), volonté de restauration des liens en cas de conflit (§ 44 et 47), demande de participation à la vie ecclésiale de ceux qui sont en échec (§ 51), etc. Le champ sémantique récurrent est l’appel au retour à l’ordre.
II. Défaut de méthode
Le rapport final part donc d’un idéal, celui de la Sainte Famille. Partir d’un idéal n’est-ce pas partir d’un imaginaire ? Or partir d’un imaginaire fait le plus souvent passer à côté de ce qui se passe réellement. Le positionnement ne permet pas de percevoir ce que l’histoire donne à voir. Dès lors on peut se demander si la famille idéale à laquelle se soumettre est vraiment évangélique.
III. Facteurs historiques
Le langage du rapport ne tient pas compte du changement anthropologique majeur du XXe siècle, à savoir d’abord le changement de statut social de la femme moins captive de l’andro-centrisme, puis son intégration dans l’économie de marché. Ferment de stabilité sociale et divine autrefois, la femme déstabilise aujourd’hui un ordre ancestral, elle joue également un rôle non négligeable dans la guerre de la redistribution des richesses au niveau mondial.
Par ailleurs, le désordre sociétal dans lequel nous vivons est moins à imputer à une responsabilité personnelle qu’à une faute collective cautionnant une spéculation financière autorisant la faillite de nombreuses nations. Par ricochet les familles sont les premières victimes de ces escroqueries.
Mais loin de voir dans l’histoire seulement le lieu du mal, il faut y voir le champ de travail de notre humanisation : les contraintes historiques sont des chemins de transformation. C’est à travers des facteurs historiques qu’on peut s’acheminer vers un idéal nouveau fait de justice, qui ne peut être « tout fait ». Le renouveau ne se révèle qu’à travers les contingences historiques à travers lesquelles des valeurs s’expriment.
Conclusion
Une conversion du regard, et donc du langage, est à souhaiter pour que, face à l’ampleur de la question, on ne tombe à nouveau dans la tentation du bon giron du passé. Une assemblée exclusivement masculine pourrait à cet égard manquer du soutien féminin pour parvenir à la raison pertinente et réelle des douloureux écarts des mœurs aujourd’hui.
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