L’esprit d’Assise

Publié le par Garrigues et Sentiers

L’esprit d’Assise caractérise la relation positive des religions entre elles. Il a son fondement dans les trois rencontres qui eurent lieu dans la ville d’Assise en 1986, 2002 et 2011. Il a son expression dans ces gestes et particulièrement le texte fondateur du pape Jean-Paul II aux cardinaux et aux membres de la Curie le 22 décembre 1986.

I – Le geste inaugural

Le pape Jean Paul II le 27 octobre 1986 a invité les représentants de toutes les traditions religieuses à une journée de prière à Assise. Pour la première fois dans l’histoire de l’Église, un pape prenait une telle initiative. Un seul rassemblement de toutes les religions du monde fut antérieur à ce rassemblement, le parlement des religions qui eut lieu en 1893 à Chicago pour le quatrième centenaire de la conquête des Amériques.

Ce geste de Jean Paul II ne doit pas être isolé des autres démarches qu’il a faites au cours de son pontificat, réussissant à retisser des liens avec les juifs et à créer les conditions d’un dialogue interrompu depuis longtemps. Il s’inscrivait dans le prolongement de Jean XXIII, connu comme un ami des juifs 1, qui avait demandé que le concile Vatican II envoie un message amical aux juifs. Cette initiative rencontra bien des résistances mais finit par donner naissance à la déclaration conciliaire pour les relations avec les religions non chrétiennes 2. Paul VI lui a donné les fondements théologiques du dialogue dans l’encyclique d’août 1964 Ecclesiam suam, dans laquelle il dit que : « L’Église doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. L’Église se fait parole, l’Église se fait message, l’Eglise se fait conversation » 3.

Jean Paul II, donnera à la déclaration conciliaire Nostra Aetate sa visibilité par des initiatives symboliques qui marqueront profondément l’opinion publique et transformeront le climat relationnel avec les autres religions. Il visite la synagogue de Rome le 13 avril 1986 4, quelques mois avant la rencontre d’Assise. Il avait aussi prononcé un texte remarqué qui constitue d’une certaine manière la charte du dialogue islamo chrétien quelques mois auparavant en août 1985 à Casablanca devant 80000 jeunes musulmans. Il s’est rendu en terre sainte en 2000. Chacun se souvient de son geste au mur occidental, mettant une prière de demande de pardon dans les interstices du mur, à la manière des juifs. Ces nombreuses initiatives ont permis de reprendre le dialogue avec les croyants des autres religions. Parmi elles la rencontre d‘Assise du 27 octobre 1986 occupe une place privilégiée.

D’où vient cette idée ?

L’idée vint d’un physicien et philosophe allemand, Carl-Friedrich von Weizsäscher, qui, durant la seconde guerre mondiale, avait refusé de participer à la fabrication de la bombe atomique allemande. Il venait d’écrire un livre Le temps presse 5. Il écrivit au pape pour lui suggérer de « convoquer un concile de la paix ». Après avoir pris l’avis de quelques personnes, l’idée d’un concile ne convenant pas et le mot lui-même pouvant induire des confusions, cela se concrétisa en une journée mondiale de prière pour la paix.

Cette année là, en effet, avait été décrétée par l’ONU, « année internationale pour la paix ». Ce fut une contribution originale des religions que de prier et de jeûner pour la paix, signifiant ainsi que la paix est un don qui se reçoit, qu’elle commence dans le cœur de tout homme, qu’elle n’est pas uniquement la paix comme le monde la donne, selon les mots de l’Écriture repris en chaque eucharistie.

La rencontre elle-même

La rencontre eut lieu à Assise, la ville de François 6. François d’Assise, en pleine période des croisades, eût le souci de rencontrer les musulmans. Après plusieurs essais avortés, il finit par se rendre à saint Jean d’Acre puis à Damiette, en Égypte. Là, profitant d’une trêve, il se rendit auprès du sultan al Malik al Kâmil en 1219 7. Cet épisode fameux est illustré par Giotto dans la basilique supérieure d’Assise et est rapporté par tous les chroniqueurs.

La rencontre d’Assise se déroula en deux temps principaux. Les diverses religions se répartirent en différents lieux de la ville pour des temps de prière 8. Puis l’après-midi, elles se réunirent sur le parvis de la basilique saint François et chaque religion exprima, devant les autres, un extrait choisi de sa prière du matin. La devise de ce jour était « non pas prier ensemble mais être ensemble pour prier ». Enfin à la fin de la rencontre qui eut lieu un jour où le temps était particulièrement maussade, le ciel se dégagea et chacun put voir un magnifique arc en ciel dans le ciel d’Assise, signe de l’alliance noachique dans la Bible. « Voici le signe de l’alliance que j’institue entre moi et vous et tous les êtres vivants : je mets mon arc en ciel comme signe d’alliance entre moi et la terre 9».

Si on peut rappeler le déroulement de cette journée, il faut aussi en saisir la tonalité et pour cela que pouvons nous faire de mieux que de laisser la parole à celui qui en fut l’artisan, le cardinal Roger Etchegaray ? Voici ce qu’il nous disait à l’ISTR au moment de l’anniversaire des dix ans : « Je ne vais pas jouer au vieux jardinier. Mais, ayant été témoin émerveillé de germination dans la pensée du pape et artisan privilégié de son éclosion, j’ose dire que j’ai senti ce jour-là battre le cœur du monde. Il a suffi d’une brève rencontre sur une colline, de quelques paroles, de quelques gestes, pour que l’humanité déchirée redécouvre dans la joie l’unité de ses origines. Lorsqu’à la fin d’une matinée grise, l’arc en ciel a paru dans le ciel d’Assise, les chefs religieux rassemblés par l’audace prophétique de l’un d’entre eux, Jean Paul II, y ont vu un appel pressant à la vie fraternelle : personne ne pouvait plus douter que la prière avait suscité ce signe visible de la connivence entre Dieu et les descendants de Noé. À la cathédrale San Rufino, quand les responsables des églises chrétiennes se sont donnés la paix, j’ai vu des larmes sur certains visages et non des moindres. Devant la basilique San Francesco où, transi de froid, chacun semblait resserrer le coude-à-coude final quand de jeunes juifs ont pris d’assaut la tribune pour offrir des plants d’olivier d’abord à des musulmans, je me suis surpris en train d’essuyer des larmes sur mon propre visage. 10»

Cette rencontre, bien médiatisée, a eu des conséquences extrêmement positives pour le dialogue entre les religions. Le monde entier a vu des images de cette rencontre très colorée ! La rencontre était possible ! Mieux elle était souhaitable puisque le pape lui-même en prenait l’initiative !

La rencontre de 2002

La rencontre d’Assise de 1986 n’est pourtant pas la seule. Une seconde rencontre eut lieu à Assise en 2002. En effet au lendemain de l’attentat de New-York du 11 septembre, l’administration Bush parla de croisade désignant un axe du mal ! En fait il se référait à l’idéologie du « choc des civilisations 11» qui présentait comme une réalité ce qui était plutôt un projet politique. L’administration Bush profita de cet événement pour engager la guerre en Irak et la guerre en Afghanistan avec un projet politique de recomposition du Moyen Orient dont tous les jours nous mesurons les conséquences catastrophiques.

Pour le pape, il était hors de question de se laisser entraîner dans l’idéologie du « choc des civilisations ». Le pape prit deux initiatives qui passèrent d’ailleurs assez inaperçues dans les médias : d’une part que les chrétiens jeûnent le 14 décembre, en union avec les musulmans le dernier jour du Ramadan ! Et d’autre part une rencontre à Assise qui eut lieu le 24 janvier des représentants des religions, rencontre au cours de laquelle on élabora une charte pour la paix qui fut remise par la suite aux chefs d’États 12.

La rencontre de 2011

Enfin pour le 25e anniversaire de la rencontre d’Assise de 1986, le pape Benoît XVI réunit une nouvelle fois les responsables des religions du monde en y adjoignant des représentants de l’agnosticisme. L’ancien préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi avait eu des réticences lors de la rencontre de 1986 et les débuts de son pontificat furent marqués par des faux pas qu’il dût rectifier par la suite non sans quelques difficultés pour apaiser les inquiétudes de ses interlocuteurs, juifs en particulier.

Le seul fait de vouloir célébrer le 25e anniversaire en invitant les représentants religieux était déjà le signe que le pape voulait affirmer nettement qu’il s’inscrivait dans le sillage de ses prédécesseurs, d’autant plus que les pressions ont été fortes de la part des milieux conservateurs, le pensant acquis à leur cause, pour le dissuader de prendre cette nouvelle initiative. Il faut le dire sans détour. Il a fallu un grand courage politique de sa part pour poser ce geste.

Quelle forme allait-il donner à la rencontre ? La nouveauté introduite par Benoit XVI fut de taille. Il invita aussi des agnostiques. Il reconnaît aux agnostiques un double rôle : interroger les athées militants sur l’affirmation selon laquelle Dieu n’existe pas et contester aux croyants la main mise sur Dieu. Cette nouveauté a été illustrée en plus par la présence d’une femme, Julia Kristeva, psychanalyste et romancière, seule femme au milieu de tous ces représentants religieux ! Devant tous ces dignitaires, Julia Kristeva a osé la formule que « l’humanisme est un féminisme » !

Ainsi Benoît XVI apporte une contribution positive au dialogue interreligieux. En célébrant l’anniversaire de la rencontre de 1986, il inscrit le dialogue interreligieux dans la durée. Il donne une force plus vigoureuse à l’engagement de l’Eglise dans le dialogue. En se situant délibérément sur le terrain de la paix, il met les religions en face de leurs responsabilités. Le terrorisme religieux est une réalité qui montre les ambiguïtés de la religion. Le dialogue entre les religions doit permettre aux uns et aux autres de purifier leur religion des dérives ou scories qui peuvent engendrer de la violence. Ce qui conduit à un travail de purification, que Benoit XVI recommande à partir du cœur de la religion. Benoit XVI rappelle que les religions n’ont pas leur fin en elles-mêmes mais qu’elles sont, avec tous les hommes de bonne volonté, au service de la vie du monde.

II- L’Esprit d’Assise

Cette expression caractérise la relation des religions entre elles. L’expression : l’esprit d’Assise est de Jean Paul II, dit le Cardinal Etchegaray 13. L’esprit d’Assise n’est pas uniquement une manière de caractériser positivement l’attitude chrétienne face à la pluralité religieuse mais il est potentiellement vécu par des croyants de toutes les religions et par les hommes de bonne volonté. Il n’est pas limité aux frontières de l’Église. Comment caractériser cet esprit ?

La rencontre

La rencontre caractérise l’esprit d’Assise. Elle n’est pas la recherche d’un consensus. La rencontre n’est pas non plus la recherche d’un engagement humanitaire commun. L’esprit d’Assise « ne signifie pas non plus que les religions peuvent être réconciliées sur le plan d’un engagement commun…» Cette tentation 14 pourrait se retrouver aussi bien chez ceux qui relativisent les données de foi des religions que chez ceux qui ont tendance à absolutiser la leur et qui donc trouvent là la seule expression possible du dialogue. 

La rencontre n’est pas la volonté de convertir l’autre. Cela n’exclue pas de dire ce en quoi l’on croit, au contraire, à condition que selon la recommandation de l’Ecriture, ce soit avec douceur en rendant compte de l’espérance qui est en nous. Il n’y a de dialogue possible que si chacun dit ce qu’il est, ce qui rend vaine l’artificielle opposition entre dialogue et annonce. Le dialogue suppose de renoncer à toute volonté de convertir l’autre à sa religion car avoir un projet sur l’autre c’est mettre fin au dialogue avant que celui-ci ait commencé.  Quand le dialogue est vrai, chacun fait connaître à l’autre ce qui lui est si précieux, lui exprime sa joie de croire, mais personne ne peut pas user de moyens coercitifs ni de ruses d’aucune sorte « Car tout être humain doit suivre honnêtement sa conscience droite avec l’intention de chercher la vérité et de lui obéir. » «  la vérité s’impose par la seule force de la vérité elle-même ». Pour les catholiques, ce refus du prosélytisme se fonde sur la liberté religieuse telle qu’elle fut pensée à Vatican II.

La recherche de la paix

Selon l’esprit d’Assise, les religions ont aussi une contribution originale à apporter pour la paix. « La paix n’est pas uniquement la trêve des armes. Elle est une paix du cœur. Elle est un don qui comme le dira le pape « dépend de Dieu seul et s’obtient par la prière. 15 » La paix qui vient de Dieu n’est pas la paix comme le monde la donne. Christian de Chergé définissait cinq piliers pour la paix. Il disait : « Ne disons pas que la paix n’existe pas. Elle est là. Il faut simplement la faire émerger ! » Et il proposait comme un moyen mnémotechnique cinq piliers de la paix : Patience, Pauvreté, Présence, Prière, Pardon.

L’œuvre de la paix ne peut être déléguée à des représentants politiques dont on sait qu’ils ont souvent conduit les nations sur le sentier de la guerre. « La paix est un chantier ouvert à tous et pas seulement aux spécialistes, savants et stratèges. La paix est une responsabilité universelle : elle passe par mille petits actes de la vie quotidienne. Par leur manière journalière de vivre avec les autres, les hommes font leurs choix pour ou contre la paix. ». La paix se gagne dans le cœur de chacun, dans chacune de nos relations et plus encore peut-être dans la relation que chacun entretient avec lui-même, avec son histoire, avec ses blessures, avec ses aspirations. Moins un homme a une existence réconciliée plus il est facteur de trouble et de conflits dans ses relations.

La prière

Toutes les religions ont vocation à prier pour la paix. Dans l’esprit d’Assise, on respecte la prière des autres. On se met à son écoute. Jean Paul II a dit après la rencontre d’Assise : « toute prière authentique est suscitée par l’Esprit saint». Il reprendra cette phrase dans l’encyclique Redemptoris missio 16.

Le pape François au cours de sa visite à la mosquée bleue, a prié et a tenu à donner lui-même l’interprétation de son  geste. Quand Benoit XVI s’était retrouvé dans les mêmes circonstances, des milieux romains avaient tenu à dire qu’il n’avait pas prié, qu’il s’était recueilli ! Comprenne qui pourra ! Là François a lui-même proposé au Mufti de prier. « Le mufti m’expliquait bien les choses, avec beaucoup de douceur, et aussi avec le Coran où l’on parle de Marie et de Jean Baptiste, il m’expliquait tout… À ce moment j’ai senti le besoin de prier. Et j’ai dit : « Nous prions un peu ? » Il a dit « Oui, oui ». Et j’ai prié : pour la Turquie, pour la paix, pour le mufti… pour tous… pour moi, qui en ai besoin… J’ai prié, vraiment… 17».

Conclusion

Comme le suggère ce survol rapide de ce qui furent quelques balises sur le chemin, l’esprit d’Assise est à écrire. Les fondements sont posés mais il doit s’inscrire à la fois dans la durée et dans les cœurs. Le chemin sera long. Il se heurte à de grandes résistances qui sont liées à une histoire coloniale mal assumée, à des siècles d’imprécations contre les autres croyants, à la peur qui perturbe ou empêche trop souvent la rencontre de l’autre. Mais il participe probablement en ce moment de l’histoire qui est une rupture de civilisation, au moins en Europe à écrire une nouvelle page de l’histoire de l’humanité. A mes yeux il s’inscrit dans le dessein du Père de réunir les hommes de toutes conditions cultures et religions à la table du Royaume et dans la mission de l’Église qui est d’être ce signe d’unité, ce sacrement d’unité ! Pourvu qu’elle y croit !

 

1 – Peter Hebblethwaitte, Jean XXIII, le Pape du Concile, Paris, Bayard, en part. le chapitre 9 : « Le consul de Dieu ».
2 – Nostra Aetate.
3 – Paul VI, Ecclesiam suam
4 – Documentation catholique… La visite au rabbin Elie Toaff, à la synagogue de Rome. Ce qui fait dire au Cardinal Etchegaray : « Le kilomètre qu’il a parcouru ce jour-là, a été le plus long de tous ses voyages car il a traversé deux mille ans d’histoire ». Cardinal Etchegaray, J’ai senti battre le cœur du monde, Fayard, 2007, p. 315.
5 – Au sous-titre évocateur, « Une assemblée mondiale des chrétiens pour la justice, la paix et la prévention de la création ».
6 – Le nombre de délégués officiels fut de 130. Parmi eux, le patriarche de Constantinople, l’archevêque de Canterbury, le secrétaire du conseil œcuménique des églises, le grand Rabin de Rome, le Dalaï-Lama, l’envoyé du roi du Maroc, le secrétaire général de l’ONU.
7 – André Vauchez, François d’Assise, Fayard, 2009, p. 142 et s.
8 – Les représentants des églises chrétiennes se réunirent à San Rufino. La communauté juive sur l’emplacement présumé d’une synagogue médiévale.
9 – Genèse 9,13.
10 – Chemins de dialogue, n° 7, p. 7.
11 – Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Odile Jacob, 20007.
12 – Décalogue de la paix, Chemins de dialogue, n° 20.
13 – Chemins de dialogue, n° 7, p. 7.
14 – qui ressort finalement d’une position théologique qualifiée de régnocentrisme.
15 – Christian Salenson cdd 7 p.18.
16 – Jean Paul II, Redemptoris missio, n° 28.
17 – Interview donnée dans l’avion au retour de sa visite en Turquie. 

Publié dans DOSSIER LA PAIX

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