Quel « crédit » pour le vivre ensemble ?
Lorsque le Premier Ministre de la France, dans une déclaration devant l’Assemblée Nationale, affirme qu’un apartheid existe dans notre pays, il reconnaît l’existence de fractures majeures.
Ce diagnostic va bien au-delà des passes d’armes entre majorité et opposition sur les crédits plus ou moins bien utilisés pour les banlieues ; il conduit à nous interroger sur le cœur même de l’exercice de la politique.
Toute société suppose que nous fassions collectivement « crédit » à une hiérarchie de valeurs capable de permettre les compromis permanents que suppose le vivre ensemble. Ces « croyances » collectives sont au cœur de la vie démocratique comme l’analyse avec justesse l’écrivain Régis Debray : « Nos façons de croire changent, mais non notre disposition à faire crédit. Pourquoi ? Parce qu’en vertu d’une incomplétude qui nous fait grand tort mais qui échappe à notre volonté nous ne pouvons faire corps avec nos semblables pour édifier des personnalités collectives distinctes et durables sans nous ouvrir à quelque chose qui nous dépasse » 1.
La tâche de l’homme politique est de faire vivre ce « crédit collectif » qui permet de sortir du règne de la violence entre les humains et sans lequel il n’est pas de vie commune possible.
Or, la réduction de l’art politique à la bonne gestion des comptes publics conduit à ce que ce « crédit » fondateur se dévalue en exercices comptables. Faire crédit, c’était donner sa foi, faire confiance. Aujourd’hui, le crédit définit la colonne de droite de nos relevés bancaires. Et « la main invisible des marchés financiers » est invoquée comme la Providence qui va créer du lien social, nourrir les pauvres et réconcilier les hommes entre eux.
À l’heure où la laïcité revient au centre du débat politique, il ne suffit pas de dénoncer les fondamentalismes religieux qui font la « Une » de l’actualité. Dogmatismes, sectarismes, nationalismes, totalitarismes, fondamentalismes ne sont pas l’apanage des « religieux » mais des tentations permanentes pour tenter d’échapper à la condition humaine qui fait de chacun d’entre nous un voyageur et non le gestionnaire de certitudes.
Cela conduit à la sacralisation des enfermements qui naissent de nos peurs. Or, cette « incomplétude » qu’analyse Régis Debray, cette blessure dans nos besoins de sécurité, c’est la chance pour l’homme de la plus grande ouverture.
C’est le chemin que propose Maurice Bellet dans son dernier ouvrage intitulé L’explosion de la religion. L’éclatement contemporain de l’univers du religieux lui paraît engendrer deux dérives qu’il caractérise ainsi : « le château-prison de la doctrine implacable ou le marais infini des incertitudes meurtrières ».
Pour sortir de ces impasses, Maurice Bellet invite à nous engager dans l’itinéraire qu’il décrit ainsi : « Voici qu’un étrange pèlerin part en pèlerinage sans savoir où peut bien se trouver le Sanctuaire de son désir. Il sait et ne sait pas d’où il part. Car il connaît sa ville et sa maison, mais pas ce qui déjà l’habite par ce souffle dont tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va. Il ne peut que marcher sans savoir, et c’est pourquoi il est dans la vérité, car il demeure dans l’accueil de l’advenant. (…) S’il en est ainsi, tout ce que je puis dire, et déjà me dire, ne peut être qu’offert. Le premier mot n’est pas il faut. L’éthique n’est pas mon commencement ; et la logique non plus, si c’est elle qui me serre où je suis et condamne d’avance ce qu’elle juge impossible. Il n’y a ici de parole que comme offrande » 2.
Depuis qu’Abraham a écouté l’appel à quitter son univers familier pour ouvrir la voie à des peuples monothéistes, nous savons que toute parole essentielle ne saurait être qu’une invitation au voyage.
Bernard Ginisty
1 – Régis Debray : Dieu, un itinéraire : matériaux pour l’histoire de l’Éternel en Occident, Éditions Odile Jacob, 2001, Chapitre XII
2 – Maurice Bellet : L’explosion de la religion, Éditions Bayard, 2014, pages 22-23