CONTRE LA BARBARIE, intelligemment s'il se peut...
Des attentats barbares (ne le sont-ils pas tous ?) ont eu lieu en France la semaine dernière. Attentats qui visent directement notre pays, sachant que bien d'autres pays, en particulier musulmans, en subissent tous les jours d'aussi graves en pertes humaines ou plus. Un attentat a visé la liberté d'expression. Là, ça devient hautement symbolique parce qu'elle est l'une des plus importantes… Sans elle, les autres libertés peuvent paraître formelles. Tous les gens civilisés ou simplement appartenant à l'humanité – quelles que soient leurs nationalités, leurs opinions politiques, leurs cultures, leurs religions (même les dirigeants de pays pratiquant un terrorisme d'État) – ont réagi contre ces actions abjectes. On les dit folles, parce que dénuées de sens rationnel. Attention de ne pas faire comme si elles n'étaient que folies occasionnelles, car leurs exécutants semblent bien organisés et interactifs.
La réaction "citoyenne" du dimanche 11 janvier 2015 est à marquer d'une pierre blanche, rehaussant une vie politique bien pauvre depuis des années. Dans un pays qu'on disait abattu, morose, inerte, plusieurs millions de personnes se sont levées pour dire "non" à la bête violence, pour se montrer solidaires, dépassant ce qui peut les séparer, afin de défendre des principes fondateurs d'une société. Si l'on sait ne pas en rester à cette expression massive d'une forte émotion, parfaitement justifiée, ce sursaut peut engendrer des jours heureux pour ce qu'on appelle le "bien vivre ensemble". Celui-ci, au delà de réussites ponctuelles dans des villages ou des quartiers, reste à inventer dans le pays entier, avec un effort indispensable dans les domaines sociaux et éducatifs.
Dans cet ensemble de faits graves, interpellants, saluons d'abord les victimes, compatissons avec leurs familles, soyons vigilants pour éviter que ces gestes de guerre intestine se banalisent, et deviennent une sorte d'habitude quotidienne, comme dans certains pays d'Afrique ou du Moyen Orient. Ceux d'entre nous qui ont vécu de telles situations (souvenons-nous de la guerre d'Algérie) savent combien cette ambiance plombe la vie civile et génère d'abord la méfiance, puis la haine entre les communautés pour peu que certains s'y emploient.
Mais profitons aussi de cette dure leçon pour nous poser quelques questions. Trois remarques collatérales :
– 1° En dehors de l'exécution d'une fatwa contre les dessinateurs "impies", quel est le but des assassins : défendre le prophète ? Promouvoir l'Islam ? Mais qui peut avoir envie d'adorer un Dieu ainsi présenté et défendu avec ces méthodes ? Comme si, d'ailleurs, on ne lui faisait pas confiance pour régler ses comptes s'il en ressentait l'urgence. N'est-ce pas "contre-productifs" comme on dit ? N'est-ce pas ce genre d'acte qui a pour conséquence principale que l'Islam peut faire peur à beaucoup, quoique certains hommes politiques dénient ce fait, qui nourrit l'argumentaire des extrémismes et du racisme ?
On nous dit, à juste titre, et des responsables religieux le rappellent parfois, que ce n'est pas cela l'Islam vrai. Parlons-en, comme on parlerait de l'intégrisme chrétien (certaines "églises" américaines inquiètent) ou du fondamentalisme juif (favorable au belliqueux Grand Israël). Il y a, chez nous, de bons apôtres pour dénoncer l'obligation qu'on ferait aux musulmans de se démarquer explicitement des dérives radicales 1. Il est certain que la masse de nos compatriotes musulmans ne demandent qu'à vivre en paix et ils ne sont pas responsables des exactions commises au nom usurpé d'Allah ou du Prophète. Ils pâtissent de l'"amalgame" qui est fait entre Islam et islamisme, et du rejet conséquent qu'ils ressentent comme une blessure. C'est injuste mais pas inimaginable si l'on veut oser une comparaison hardie avec d'autres mécanismes de terreur ayant entraîné des réactions de rejet 2.
– 2° Certains l'ont déjà dit, comme l'Union juive française pour la paix, soutenir la liberté d'expression, mise à mal par l'attentat contre Charlie Hebdo, ne signifie pas qu'on approuve forcément le ton avec lequel ce journal utilisait sa liberté. Certes, elle est indivisible, mais comme le dit la Constitution : « La liberté des uns s'arrête où celle des autres commence ». La liberté d'expression ne consiste pas à dire n'importe quoi sur n'importe quoi, ni n'importe comment. Je ne cache pas que Charlie-Hebdo m’a souvent agacé, non à cause de sa grossièreté revendiquée (pourquoi pas ?), mais par la vulgarité de sa mise en œuvre. Le véritable humour garde ses distances. Le goût presqu’exclusif pour la dérision chez les "humoristes" autoproclamés, touchant parfois à l'outrage, est un mal contemporain plus grave qu’il n’y paraît, car il détruit toute confiance aux personnes et sur quelque sujet que ce soit. Desproges disait : « On peut rire de tout, mais pas avec n'importe qui », absolument d'accord, à condition d'ajouter « et pas n'importe comment ». Le rire n'est pas le ricanement.
Pour dédramatiser les offenses éventuellement ressenties, on parle d'impertinence, voire d'irrévérence, termes nobles. Beaumarchais était insolent, Diderot irrévérencieux ; mais on n'exerce pas dans la même classe : ils ont préparé les esprits à la Révolution. Avec le style Ch-H, on en reste trop souvent à la dérision pour un "blasphème" revendiqué. NB. : rappelons que le blasphème n'est pas un délit en France et qu'il ne justifie, certes, pas la mort. Au cas où l'on pourrait l'assimiler à de la diffamation, un homme ou un groupe garde la possibilité d'un recours devant les tribunaux, ce qui constitue la voie normale et civilisée dans ce genre de conflit ! Le "droit au blasphème", s'il existe, n'est en tout cas pas un devoir, et si l'on veut attaquer des idéologies religieuses on doit s'adresser à la raison plutôt qu'à des réactions épidermiques.
- 3° On devrait débattre – librement – sur la "liberté d'expression". Sommes-nous obligés, pour être persuasifs dans un domaine qui nous tient à cœur, au demeurant la laïcité – l'une des richesses, rare dans le monde, de notre culture, admise depuis plus d'un siècle aussi bien par les chrétiens et les juifs, et demandée aujourd'hui par des musulmans éclairés – d’être agressivement provocants (voire haineux, car je crois qu’inconsciemment peut-être, quelques-uns vont jusque là) ? Comme disait Bouddha : « Si la haine répond à la haine, comment la haine finira-t-elle ? ».Quelle frontière existe entre l’ "irrévérence" (puisque c’est le mot à la mode) et la "diffamation", entre l’humour et la dérision ? Où est la dimension de la "responsabilité" des auteurs, entière pour un auteur de texte et apparemment volatile pour un "caricaturiste" ? On invite à rire moins avec son cerveau qu’avec son bas-ventre. Le "caca-boudin", c’est un état mental normal jusqu’à 3 ans (stade anal de Sigmund F.) ! On a l’impression, parfois, de gens plus soucieux de se faire plaisir que d’être utiles par des critiques ajustées, fussent-elles caustiques. Une critique, qui pourrait être pédagogique, perd de sa force quand elle est présentée de façon inacceptable par des gens ayant – à tort ou à raison – le respect du sacré. On peut descendre en flammes les horreurs de la charya vécues aujourd'hui, sans forcément s’en prendre à la personne d'un "prophète" qui vivait il y a 14 siècles. En est-il l'inspirateur, les temps ont changé, nos critères de jugement aussi. Ce qu’on peut reprocher à un Islam encore trop largement répandu, c’est de stagner depuis 5 ou 6 siècles. Le décrochage d'avec l'Occident, sur lequel il avait jusque là une avance intellectuelle, s'est accéléré avant ce moment que nous appelons la "Renaissance" ; il lui a manqué d'intégrer l'esprit critique que les sciences physiques, exégétiques et humaines ont pu nous apprendre. Les chrétiens ont pu, difficilement mais progressivement, analyser leurs "textes saints" et y discerner ce qui était purement culturel dans un contexte historique donné, le relativisant pour en distinguer les fondements spirituels. Peut-être cette "révolution copernicienne" n'est pas encore suffisamment opératoire parmi les "théologiens" musulmans, ou pas suffisamment connue des croyants.
Bref, pour revenir au sujet du rapport entre la liberté d'expression et le style des textes et dessins incriminés, je soutiendrai l’existence de Charlie-Hebdo, parce que la liberté d’opinion et d'expression est fondamentale (à charge de ne pas fouler la liberté des autres …) et que je puisse manifester la mienne ! Je ne peux approuver la violence (car c’en est une) de son ton. Il faut ne rien connaître aux mentalités des peuples musulmans et orientaux, leur code de l'honneur par exemple, pour s’étonner qu’ils puissent réagir avec fureur à sa mise en cause 3. Cela ne justifie ni n'excuse en rien, bien entendu, le recours à l'assassinat, que les choses soient claires.
Alors, "Au côté de Charlie" sans doute, mais "Je ne suis pas Charlie" !
Jean Baptiste Désert
1 – Pourquoi alors exiger des Européens actuels des repentances pour les crimes commis par certains de leurs ancêtres ? Suis-je coupable de l'esclavage, que je dénonce avec autant de conviction que si j'étais noir, alors même que certains pays, sur d'autres continents, le pratiquent encore ?
2 – Les plus vieux d'entre nous, qui ont connu la Seconde Guerre mondiale, savent que tous les Allemands n'étaient pas nazis, il n'empêche que dans notre cœur, nous ne faisions pas la distinction : les Allemands, dans les pays envahis, étaient les "boches", d'autant plus que, pour des raisons politiques, peu soucieuses des nuances, la propagande patriotique ne faisait guère allusion aux résistants allemands, que le grand public n'a "découverts" que bien après la guerre. Ils avaient pourtant joué leur vie pour défendre la liberté et étaient l'honneur de l'Allemagne, comme certains imams risquent aujourd'hui la leur pour défendre un Islam "de France" et les valeurs républicaines.
3 – Ceux qui sont les plus farouches défenseurs de la liberté totale de Ch-H, sont souvent les mêmes qui ont fait un procès d'intention à Benoît XVI lorsqu'à Ratisbonne il a évoqué un exemple de la violence d'un certain islam, au témoignage d'un empereur de Constantinople assiégé depuis des mois par les ottomans.