Aujourd’hui, le Prophète est aussi « Charlie »
Voici une tradition prophétique islamique (hadith) que j’aime raconter à mes élèves de terminale : un jour, un compagnon du prophète Mohamed surprend celui-ci en train de pleurer, et lui demande la raison de ces larmes qui lui fendent le cœur. Le Prophète lui répond alors entre deux sanglots : « J’ai vu que dans le futur j’allais devoir témoigner contre ma propre communauté. » Et je pose ensuite cette question à mes élèves : « Ce futur sur lequel pleurait le Prophète de l’islam, n’est-ce pas notre propre époque ? »
Je veux témoigner dans Libération (journal pour lequel j’ai travaillé dans les années 80 à Lyon au côté de Philippe Lançon que je salue affectueusement et auquel je souhaite un prompt rétablissement), de mon vécu propre des événements tragiques de ces derniers jours, en tant que citoyen français d’abord, et de culture musulmane ensuite. Oui, c’est bel et bien en tant que citoyen français qu’il me faut réagir aujourd’hui, et non pas en tant que membre d’une communauté religieuse (nécessairement hétérogène d’ailleurs, donc imaginaire, irréelle…), d’un mouvement politique, d’un courant d’idée, etc.
J’ai raconté ce hadith mardi à une classe de terminale dans laquelle les élèves sont majoritairement musulmans, et où il y a des filles voilées et d’autres non voilées. Je leur ai raconté cette histoire en ayant à l’esprit la une du Charlie Hebdo renaissant de ses cendres, révélée par les médias la veille de sa sortie, mais aussi un dessin de Cabu tellement juste et si peu compris par beaucoup de musulmans, malheureusement, montrant un prophète de l’islam en colère s’exclamant : « C’est dur d’être aimé par des cons ! » J’atteste ici en tant que citoyen français de culture musulmane de l’authenticité de ce hadith relayé par Cabu, paix à son âme ! Et je brandis en même temps une pancarte avec écrit dessus en lettres capitales : « Humour ! »
Depuis quelque temps, et surtout depuis ces horribles meurtres d’innocents commis par des fous furieux criant « Allah est le plus grand ! » ou « Le prophète Mohamed a été vengé ! », je me demande si beaucoup de musulmans n’ont pas un énorme problème avec l’humour. Et j’ai repensé à un livre du psychanalyste François Roustang qui m’avait beaucoup intéressé lors de sa sortie, intitulé Comment faire rire un paranoïaque ? François Roustang y explique que nous avons tous en nous un paranoïaque qui a besoin d’ennemis identifiés pour se rassurer quant à son identité propre, parce que ses ennemis lui servent de « limites » ou de « bornes » (qu’il n’a pas pu se constituer lui-même) lui permettant imaginairement de ne pas se diluer en un chaos angoissant. Et François Roustang ajoute que ce paranoïaque en nous manque cruellement d’humour. Parce que ne plus prendre au sérieux sa propre paranoïa, ses « ennemis certains », ce serait renoncer à son identité imaginaire aussi consistante qu’un ectoplasme. Pourtant, commencer à rire de sa propre folie est le début de la guérison nous révèle aussi Roustang dans son très bon livre tragiquement d’actualité.
Pourquoi tant de musulmans manquent aussi cruellement d’humour, de recul, de sérénité dès que l’on touche à un tabou, un dogme, un interdit auquel ils sont jalousement attachés ? Prenons l’exemple de l’interdiction de la représentation du Prophète. Un sacré tabou au sein de l’islam ! Mais un tabou indéboulonnable vraiment ? J’ai été très proche un temps d’une confrérie soufie, la Tariqa Alawiya, dont le guide spirituel vivant en France est le cheikh Khaled Bentounès. En 2009, à l’occasion du centenaire de cette confrérie, le cheikh Bentounès a édité un bel album, d’une grande richesse iconographique, dans lequel il a osé publier des miniatures persanes représentant le prophète Mohamed, en considérant sereinement que ces représentations faisaient partie du patrimoine de l’islam, et qu’il n’y avait pas toujours eu, dans l’histoire de cette religion, un consensus des savants musulmans quant à l’interdiction de ce type de représentation. Comme il fallait s’y attendre, une polémique violente a immédiatement éclaté dans la presse algérienne, provoquée par deux institutions islamiques de poids, le Haut Conseil islamique et l’Association des oulémas, celle-là même qui combattit avec acharnement les confréries soufies du temps de la colonisation française en les accusant de superstitions non conformes à la charia et d’accointances coupables avec l’envahisseur. Ces mêmes institutions islamiques ont aussi accusé le cheikh Bentounès d’avoir associé dans son album commémoratif le sceau de l’émir Abdelkader à l’étoile de David, symbole du sionisme selon eux, alors qu’il ne faisait que reprendre le symbolisme profond et commun à l’islam et au judaïsme du sceau de Salomon. Mais l’ignorance de ces prétendus « savants » de l’islam (ouléma veut dire savant en arabe) nous aura permis au moins de découvrir avec enchantement dans la même presse algérienne, et cela grâce à la pugnacité du cheikh Bentounès, que nombre d’édifices musulmans en Algérie recèlent dans leur architecture ou leur mobilier ce « symbole du sionisme ».
Est-ce à dire, alors, que la connaissance serait sœur de l’humour ? A cette question, je réponds sans hésitation : oui ! Ils sont risibles ces pseudo-savants de l’islam qui connaissent si mal leur religion et son patrimoine universel ! Mais ils sont risibles tant qu’ils ne passent pas au stade de la kalachnikov ou de l’attentat dit « kamikaze » pour répondre à ceux qu’ils perçoivent comme des ennemis de l’islam. Rappelons-nous que le prophète Mohamed lui-même disait que « l’encre du savant est plus précieuse que le sang du martyr ».
Alors oui, ce prophète caricaturé, insulté, moqué, mais surtout ignoré, est aussi Charlie aujourd’hui, n’en déplaise à un grand nombre de musulmans qui trouveront peut-être ce propos déplacé ou naïf, voire insultant, surtout de la part de quelqu’un qui se réclame comme eux de la culture islamique. Oui, j’ose le dire, comme le très beau dessin de Luz le suggère avec tendresse et intelligence : le prophète de l’islam, Mohamed, pleure avec nous toutes les victimes innocentes de la barbarie et de l’ignorance, et demande à Allah le pardon pour les nombreuses brebis égarées se réclamant de sa religion alors qu’elles n’ont toujours pas compris l’essentiel de son message.
Soufiane ZITOUNI Professeur de philosophie au lycée Averroès à Lille
Source : Libération