Politique : la question n’est plus de comprendre
Dans son dernier numéro, l‘hebdomadaire Le Nouvel Observateur (qui depuis ce numéro s’appelle désormais L’OBS) présente un dossier sous le titre Les économistes sont-ils des imposteurs ? 1.
Partant du constat que les économistes ont remplacé philosophes, sociologues et historiens pour expliquer le monde et conseiller les hommes politiques, Marcel Gauchet, rédacteur en chef de la revue Le Débat et Daniel Cohen, vice-président et co-fondateur de l’École d’Économie de Paris débattent des raisons de cette inflation du discours économique.
Pour Marcel Gauchet « La montée de l’économisme correspond, du point de vue des sensibilités, à un changement très profond de la demande sociale d’intelligence. Le désir d’intelligibilité a été supplanté par le souci d’efficacité d’un système conçu comme le seul possible. La question n’est plus de comprendre ce que sont l’homme, la société, l’histoire… La question est juste de savoir comment ça marche et comment faire en sorte que ça marche mieux. C’est en ce sens que l’expert a pris la relève de l’intellectuel. Le mot est atroce mais parlant : on assiste à une désintellectualisation de nos sociétés ».
Dans une contribution intitulée La langue des maîtres, le groupe L’Assaut qui regroupe des intellectuels et des jeunes énarques en poste dans les cabinets ministériels note ceci : « Dans les universités du Parti socialiste, on trouvait il y a encore quelque temps des livres de philosophie. Désormais un cadre socialiste parle d’efficience, de réforme et d’externalités positives, il devient le dépositaire d’une mathématique de l’équation qui rassure le petit bourgeois ».
Dans ce contexte, la parution de l’ouvrage d’Éric Vinson et Sophie Viguier-Vinson intitulé Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain présente un très grand intérêt 2. Ce livre nous amène à relire des textes, certains très oubliés, qui sont d’une actualité brûlante.
Pour Jean Jaurès, les luttes politiques et sociales ne prennent sens que dans une conception métaphysique du monde et un horizon spirituel. Car cet homme politique est d’abord un philosophe et cet anti clérical convaincu, un chercheur spirituel. Les auteurs situent Jaurès dans cette famille de spirituels engagés en politique du 20e siècle où figurent entre autres Gandhi, Nelson Mandela ou Vaclav Havel. Pour eux, « revisiter l’aventure jaurésienne aujourd’hui, c’est se poser les questions des rapports entre spiritualité et démocratie, entre mystique et politique, entre métaphysique et socialisme, entre éthique et pouvoir, entre patriotisme et internationalisme, entre conviction et responsabilité ».
Et peut-être Jaurès nous aidera à répondre à ce que Daniel Cohen appelle la question éminemment politique du moment : « Malgré la richesse sans précédent des sociétés occidentales, la demande économique n’a jamais été aussi forte parce que l’économie elle-même n’a jamais été aussi décevante. La croissance se tarit. On est en train de tout rogner, nos dépenses de santé, d’éducation, de protection sociale, pour maintenir la flamme d’une croissance du pouvoir d’achat dont les effets ne seront qu’éphémères. Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour sacrifier le progrès social du siècle passé au nom d’un progrès matériel devenu évanescent ? ».
Bernard Ginisty
1 – L’OBS du 23-29 octobre 2014 : Les économistes sont-ils des imposteurs ? Débat entre Daniel Cohen et Marcel Gauchet avec les interventions de Jean-Pierre Dupuy : l’art de se duper soi-même, de Michaël Foessel : Une institution imaginaire et le groupe « L’Assaut » : La langue des maîtres. Pages 107-115
2 – Éric Vinson et Sophie Viguier-Vinson : Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain, éditions Albin Michel, 2014. Eric Vinson et Sophie Viguier-Vinson nous donnent à voir le vrai visage de Jaurès, celui du penseur et du « mystique » qui a inspiré le politique. Car Jaurès est non seulement un philosophe, normalien, agrégé et docteur rivalisant avec Bergson, mais aussi un authentique spirituel. Si l’on néglige sa thèse sur « La réalité du monde sensible », si l’on passe à côté de sa spiritualité – qui s’oppose au pouvoir temporel de l'Eglise catholique, mais reconnaît en l’homme la présence du divin –, on ignore les principes mêmes qui ont guidé son action.