Retrouver le temps de la gratuité
Inexorablement, depuis des mois, le chômage atteint de plus en plus de nos compatriotes et l’entrée des jeunes dans la vie professionnelle s’opère, à plus de 80 %, par des contrats de travail à durée limitée. Cette précarité rend problématique la capacité de se projeter dans l’avenir. La longue marche de nos sociétés vers la démocratie s’est accompagnée d’une croyance dans un avenir sans cesse meilleur. Et il est vrai que nos sociétés ont connu d’indéniables progrès. Aujourd’hui, ce rapport à l’avenir qui constituait le moteur de la vie politique se trouve mis à mal.
Le 20e siècle a été celui de la montée en puissance, puis de l’effondrement de la révolution politique et sociale qui portait l’espérance de millions de citoyens. Le projet de gestion politique de la mondialisation s’exprimait par le slogan communiste : « Prolétaires de tous les pays, unissez vous ! » Le marxisme, et son incarnation dans le système communiste soviétique devaient ouvrir la voie à des lendemains glorieux.
L’année 1968 a ouvert la lente déconstruction de ce rêve comme l’analyse le philosophe Emmanuel Levinas : « L’année 68 a incarné la joie du désespoir ; une dernière accolade à la justice humaine, au bonheur et à la perfection après l’apparition de la vérité que l’idéal communiste avait dégénéré en bureaucratie totalitaire. En 1968, il ne restait que des groupes dispersés et des zones d’individus rebelles qui cherchaient encore des formes de salut surréalistes, ayant perdu confiance dans un mouvement collectif de l’humanité, ne se sentant plus convaincus que le marxisme pouvait survivre comme messager prophétique de l’Histoire » 1.
Revenus de leur gueule de bois révolutionnaire, intellectuels et hommes politiques n’ont cessé de nous inviter alors au « changement » devenu peu à peu une monotonie répétitive finissant dans ce que Jean Baudrillard appelle « l’identité publicitaire ». Tous les maux de la société française viendraient de que les citoyens seraient toujours en retard d'une « modernisation » malgré les objurgations des élites en général insérées à vie dès l'âge de 25 ans grâce au succès à quelque prestigieux concours.
Au delà des nostalgies passéistes d’un supposé âge d’or et des utopies qui voulaient accoucher des sociétés nouvelles au forceps, il nous faut retrouver le temps de l'invention, du partage, de la gratuité, du goût du débat.
C’est ce qu’exprime avec beaucoup de justesse Sylviane Agacinski : « La rationalité occidentale a déployé une économie selon laquelle le temps doit être productif, utile, rentable. Il faut sans cesse gagner du temps parce qu’il fait lui-même gagner quelque chose. C’est pourquoi donner son temps, le dépenser ou le perdre, le laisser passer sont les seules façons de résister aujourd’hui à l’économie générale du temps » 2.
Après avoir confié notre avenir à une Providence divine, après l’avoir laïcisé dans « la main invisible du marché » et un État devenu « État Providence », nous découvrons qu’il dépendra d’abord de nos capacités individuelles et collectives de mutation des consciences et d’invention de nouvelles relations entre les hommes.
Bernard Ginisty
1 – Emmanuel Levinas : De la phénoménologie à l’éthique – Entretien avec Richard Kearney (1981) repris dans la revue Esprit, juillet 1997.
2 – Sylviane Agacinski : Le passeur de temps. Modernité et nostalgie, Éditions du Seuil, 2000, page 12.