Les tâches maternelles : un vrai métier ?
Déjà, durant l'Antiquité, la mise en nourrice était couramment pratiquée et les mères qui en avaient les moyens confiaient souvent leurs enfants tout petits à des esclaves ou à des servantes. Aux temps chrétiens, l'Église n'a jamais condamné ces usages. Et de nos jours de nombreuses mères, même si elles ne "travaillent" pas, délèguent volontiers leurs tâches dites maternelles.
Pourtant les pratiques contemporaines diffèrent profondément des pratiques anciennes.
- 1. Jadis et naguère, les parents gardaient le pouvoir : ils choisissaient, rétribuaient, surveillaient leurs supléant-e-s; alors qu'aujourd'hui les parents n'ont pas autorité sur les personnels des crèches par exemple, et pas toujours sur les assistantes maternelles.
- 2. Autrefois, la délégation des tâches "maternelles" n'était pas pensée en relation avec le "travail" ; aujourd'hui cette préoccupation est dominante.
- 3. Les savoirs maternels étaient jadis supposés innés parmi les femmes devenant mères, alors qu'à présent celles qui accueillent les enfants d'une autre famille doivent être "agréées" par la PMI, recevoir une formation, signer un contrat de travail. Ces exigences tiennent au fait que l'enfant a désormais un statut de sujet. Du coup, les relations entre parents et gardiens se trouvent modifiées, et aussi les relations entre l'enfant, ses parents et les personnes qui l'accueillent. Les parents ne risquent-ils pas de se sentir disqualifiés ?
- 4. La professionnalisation des tâches dites maternelles s'accompagne, de plus en plus souvent, d'une marchandisation qui fait monter les prix, au risque de pénaliser les mères et les parents les plus pauvres.
Ce sont peut-être là des conséquences inévitables de l'essor des sociétés marchandes. Faut-il s'y résigner ? Ou chercher comment pallier les inconvénients ?
La puissance paternelle
La puissance paternelle a dominé les familles occidentales jusqu'au milieu du XXe siècle. C'était un des piliers du droit romain. Le père seul a autorité sur les enfants nés en légitime mariage ; la mère, épouse du père, n'est qu'un instrument, elle obéit. Cependant, la loi du père s'est inscrite successivement dans trois cadres culturels successifs, et très différents : la cité antique, la religion chrétienne, les droits de l'homme. Ce qui permet d'observer des permanences et des changements.
Une permanence saute aux yeux : c'est le recours aux nourrices, qui se perpétue depuis la République romaine, jusqu'à la Troisième République française. Notons que l'allaitement marque un seuil entre nature et culture : il est moins "naturel" que la grossesse, puisque la mère peut être remplacée par une autre femme. La décision relève de l'autorité paternelle. Pourquoi le père préfère-t-il que la mère n'allaite pas ? L'anthropologue Françoise Héritier avance une interprétation convaincante : toujours et partout, dit-elle, dans toutes les cultures, les hommes sont inquiets de voir les femmes mettre au monde les enfants des deux sexes, d'avoir à passer par les femmes pour se reproduire en tant que mâles. L'institution du mariage vise à ce que chaque homme s'approprie une compagne pour pouvoir reconnaître comme siens les enfants qu'elle produira, afin de leur transmettre son nom et ses biens, de survivre à travers eux, en prolongeant sa lignée. D'ailleurs la science du temps affirme que le père est le principal ou même le seul géniteur, grâce à son sperme, le ventre féminin n'étant qu'un lieu de miction et de maturation. Ces convictions restent stables depuis le temps d'Hippocrate jusqu'à la fin du XVIIe siècle dans les milieux savants, et bien plus longtemps en ce qui concerne les gens ordinaires.
Cependant, il faut distinguer l'antiquité païenne des âges chrétiens.
La cité antique.
La mère nourrit, avec le sang de sa matrice et avec le lait de ses mamelles. "Nourrir" : ce verbe a un contenu symbolique fascinant, au sens propre – nourrir le corps c'est assurer la survie et la croissance – , comme au sens figuré – nourrir l'esprit, c'est développer l'intelligence. Tout se passe comme si le père ne voulait pas laisser trop de place aux apports maternels. Il redoute la transmission de certains caractères ; il craint que l'intimité charnelle et affective de l'allaitement n'accroisse l'emprise ultérieure de la mère, surtout sur les fils.
Le célèbre médecin Soranos d'Ephèse, qui exerce à Rome sous les règnes des empereurs Trajan et Hadrien, approuve le recours aux nourrices, peut-être pour flatter ses riches patients. Le jardinier, dit-il, fait des semis, puis des repiquages : de même, le nouveau-né se trouvera bien d'être porté par une femme et nourri par une autre. À propos du choix des nourrices, Soranos donne des conseils qui feront autorité jusqu'à la fin du XIXe siècle. Les sentiments des femmes concernées, la mère et la nourrice, n'ont guère laissé de traces.
Les âges chrétiens.
Le monothéisme chrétien diffuse la foi en un Dieu unique et tout puissant, dont le Fils est un Rédempteur. Cette croyance renforce l'image paternelle : quand Dieu se fait père, chaque père devient image de Dieu. Mais Dieu seul est créateur. Tous les vivants créés à son image sont égaux ontologiquement, l'amour du prochain étant le fondement idéal des relations sociales. La puissance paternelle reste dominante mais doit s'incliner devant la puissance divine. La véritable naissance d'un enfant, c'est son baptême qui lui ouvre la porte du paradis : cette croyance rend la mortalité infantile moins affligeante.
Le sacrement de mariage rend l'union conjugale indissoluble. L'Église considère la mère à l'égal du père en matière d'éducation. L'image resplendissante de la mère du Sauveur illumine la relation mère-enfant : Marie allaite l'Enfant Jésus, et Maria lactans inspirera les plus grands artistes aux XVe et XVIe siècles. Et pourtant le recours aux nourrices mercenaires n'a jamais été interdit par les prêtres ; au contraire, des justifications nouvelles sont apparues. On dit que "le sperme gâte le lait" : le couple est donc invité à suspendre les rapports conjugaux pendant la durée de l'allaitement. Bien des jeunes mères, comblées par leur nourrisson, s'accommodent de la chasteté recommandée. Mais la plupart des maris supportent mal cette frustration, ils craignent de succomber à la tentation de l'adultère, péché mortel ; ils préfèrent payer une nourrice. Peut-on dire que le chef de famille transforme un rapport de genre en rapport de classe ?
La nourrice reste, en principe, aux ordres des parents qui la rétribuent. Mais au cours de l'âge classique les familles de qualité viennent volontiers vivre dans les grandes villes, où sévissent des épidémies. Les parents préfèrent laisser le nourrisson au bon air supposé de la campagne, le plus longtemps possible : ils le confient entièrement au couple nourricier et ne le voient plus que rarement. Les nourrices villageoises ont bonne réputation au XVIIIe siècle : des liens d'affection persistent parfois entre l'enfant de qualité, sa "maman-téton", ses frère ou sœur "de lait". Ensuite, l'enfant de qualité sera confié à des servantes, à une gouvernante, à un précepteur, il sera placé interne dans un collège. Il ne reviendra vivre chez les auteurs de ses jours que vers sa seizième année. Ces usages ne sont nullement désapprouvés par le magistère ecclésiastique.
Avant d'en finir avec l'Ancien Régime, retenons que la Réforme protestante a remis en valeur les devoirs "naturels" de la mère : le recours aux nourrices a reculé dans les régions converties.
L'amour maternel
La philosophie des Lumières sécularise les manières de penser et d'agir. L'influence de l'Église décline, le salut éternel est mis entre parenthèses, supplanté par la quête du bonheur et du progrès ici-bas. La mortalité infantile, jusque là acceptée avec résignation, commence à faire scandale. Les économistes affirment que la richesse des nations se construit grâce au nombre et à la qualité de leurs habitants. Et surtout, le corps médical observe que "l'enfant est le père de l'homme" : des soins qu'il reçoit dépend la santé physique et morale de l'adulte qu'il deviendra. Les médecins imputent l'hécatombe des nourrissons à l'ignorance et à la négligence des nourrices mercenaires. Avec Rousseau, ils décrivent l'amour maternel comme la nécessaire et totale consécration de la mère à son enfant ; ils y voient une valeur de civilisation. L'amour maternel sera célébré avec lyrisme, avec effusion, au XIXe siècle et au début du XXe. La séparation traditionnelle de deux zones d'activités (genrées dirait-on aujourd'hui), est alors fermement consacrée : la sphère publique – travail productif, gestion de la cité – doit être réservée aux hommes, la sphère privée – tâches de reproduction et gestion du ménage – étant assignée aux femmes. La bonne mère est une femme d'intérieur.
Pour autant, le recours aux nourrices ne disparaît pas, car l'époux ne veut toujours pas partager son épouse avec un nourrisson braillard et sale. Puisque une femme ne peut décidément pas être en même temps bonne épouse et bonne mère, elle sera d'abord une bonne épouse. Mais les pratiques changent. Les couples qui ont les moyens accueillent chez eux une nourrice venue de la campagne, après l'avoir fait examiner par leur médecin, comme une "vache laitière" (texto). La sensibilité républicaine, qui progresse après 1848, s'indigne d'un telle exploitation que certains assimilent à la prostitution.
Autre scandale : la prolétarisation industrielle produit par groupes entiers des mères qui travaillent dans les manufactures de 12 à 14 heures par jour et reviennent au logis exténuées, hagardes, incapables d'assumer les tâches maternelles les plus indispensables, incapables de transmettre à leurs filles les moindres rudiments de la culture maternelle traditionnelle.
Mais la détresse des mères prolétaires émeut les philanthropes et les personnes charitables : dès le milieu du XIXe siècle, des salles d'asile, puis des crèches, s'ouvrent dans les villes, souvent avec le concours des municipalités ; elles sont gérées par des dames d'œuvre. Les écoles dites "maternelles", apparues un peu plus tard, sont aussi, à l'origine, des œuvres de charité privée qui accueillent les petits enfants de trois à six ans. Dans ces divers lieux des femmes commencent à acquérir une expérience quasi professionnelle de l'éducation des jeunes enfants.
La Révolution du biberon
Le biberon, longtemps dangereux, est réhabilité par la stérilisation pasteurienne à la fin du XIXe siècle. Son usage se généralise, emblème des temps nouveaux. Il transforme les relations interpersonnelles au sein de la famille, et aussi les relations entre les familles et la société. Notamment, il ouvre largement la porte de l'intimité familiale aux représentants de la science médicale. L'allaitement au sein tenait les médecins à distance du nourrissage, alors que le biberon permet des observations méthodiques concernant la quantité et la qualité du lait nécessaire aux différents âges. Les hommes de l'art enrichissent leur savoir : ils instituent la pédiatrie comme spécialité médicale en 1872 et ils inventent la puériculture pour former des auxiliaires féminines capables de soigner les enfants malades. Le médecin de famille, très écouté, s'efforce de transformer la mère en infirmière de son enfant : les pratiques maternelles passent sous le contrôle étroit d'une culture savante.
Du côté des mères, dès lors que l'allaitement au sein peut être librement choisi il devient une exclusivité maternelle, la première manifestation de l'idylle maman-bébé. Mais le choix du biberon signifie-t-il un moindre investissement affectif de la mère ? Rien ne le prouve ! Par contre il est sûr qu'elle dispose plus librement de son temps et de son corps. Notons qu'à la même époque le déclin des naissances se généralise et réduit peu à peu la charge maternelle. Le biberon arrive à point pour permettre aux femmes de sortir du foyer et entrer dans ce qu'on appelle le monde du travail.
Si la famille éprouve le besoin de recruter une auxiliaire, celle-ci n'a plus besoin d'être mère, son âge n'a plus aucune importance. Mais alors quels seront les critères d'embauche ? Cette femme ne sera plus qu'une gardienne, une éleveuse. Alors pourquoi lui conserve-t-on le doux nom de nounou ? Sans doute parce qu'on attend d'elle un investissement affectif, un reflet de l'amour maternel.
Nouvelles définitions de la maternité, nouveaux partages des tâches
Après la Seconde Guerre mondiale, deux facteurs majeurs ont orchestré ces nouveaux partages : la prospérité des Trente glorieuse, et la deuxième vague féministe.
L'institution de la Sécurité Sociale et la distribution d'allocations familiales substantielles encouragent les couples à procréer. Ces mesures ont le grand mérite d'assurer l'égalité des femmes face à l'enfantement : toutes les mères reçoivent en quelque sorte le droit de pouponner à plaisir, l'amour maternel peut s'exprimer sans réserve. C'est le temps du baby-boom. Mais l'essor économique des années 1950 attire les femmes, mères comprises, vers le marché du travail : elles y trouvent une autonomie économique et aussi, dans les meilleurs cas, des satisfactions personnelles auxquelles elles ne voudront plus renoncer. En conséquence, le désir de réduire les naissances se confirme : pendant le baby boom, on l'oublie trop, l'avortement clandestin progresse (environ mille par jour) et les méthodes contraceptives se perfectionnent (la pilule est disponible au début des années 1960).
Le féminisme n'est pas né à ce moment-là, mais il connaît alors une nouvelle poussée. La première vague féministe, qui se forma à la fin du Second Empire, était essentiellement "suffragiste" : indignées d'être exclues de la citoyenneté malgré l'avènement du suffrage dit "universel", les militantes (et les militants) revendiquaient le droit de voter, d'être élues, et de participer à l'élaboration des lois. Ces droits politiques leur ont été accordés en 1944. Mais ils se sont révélés dépourvus de toute efficacité : le nombre des femmes élues restait dérisoire et même le nombre des candidates, car les vaillantes mères du baby boom étaient accaparées par leurs enfants.
On connaît la suite : les féministes de la deuxième vague réclament et obtiennent la dépénalisation de la contraception et de l'avortement. Les femmes acquièrent, selon les lois, la maîtrise pleine et entière de leur fécondité, la disposition de leur corps, la liberté sexuelle. Cette innovation inouïe devait révolutionner de fond en comble les relations entre les femmes et les hommes, entre les parents et les enfants, entre les familles et la société.
Quarante ans après, le recul est déjà suffisant pour qu'on perçoive les lignes directrices du changement. La principale assurément, c'est la raréfaction, sinon la disparition, de la mère au foyer vouée au service de son mari et de ses enfants. Les femmes, à l'égal des hommes, décident presque toutes de gagner elles-mêmes leur vie en exerçant une activité rémunératrice selon leurs compétences. Les femmes, les couples, en écrasante majorité, souhaitent avoir deux enfants et "concilier" la gestion de leur vie familiale avec celle de leur vie professionnelle. Cette conciliation est souvent difficile : les parents qui ont besoin d'aide recherchent des services à leur convenance. Leur demande évolue, selon les moments et les milieux : elle fait évoluer les modes de garde des jeunes enfants.
Observons trois étapes…
Années 60 et 70
Les pouvoirs publics souhaitent mobiliser au service du progrès économique une large part de la main-d'œuvre féminine, jugée capable, plus docile et moins coûteuse que la main d'œuvre masculine. Les municipalités construisent alors (années 1960) de belles crèches avec le concours financier de la CAF. Mais sans succès. Les mères boudent ces crèches qui sont gérées sous le contrôle de la Protection Maternelle et Infantile selon les règles sévères de l'hygiène pasteurienne, avec des horaires rigides. Médecins et puéricultrices y disposent d'une autorité absolue, les parents se voient tenus à distance, traités avec hauteur. D'ailleurs, l'accueil collectif a alors mauvaise réputation : rien ne vaut pour un petit enfant "l'attachement" à une seule personne qui s'occupe de lui.
Il faut rappeler ici que le code du travail a été élaboré au XIXe siècle, pendant la révolution industrielle, par des hommes pour des hommes alors exonérés des tâches domestiques, lesquelles restent "hors travail" quelle que soit leur pénibilité, puisqu'elles ne sont ni contrôlées ni rétribuées. Quand des femmes s'aventurent dans ce monde, elles se coulent, de gré ou de force, dans le moule du "travailleur", leur charge maternelle étant ignorée. L'idylle maman-bébé avait été sacrifiée aux convenances maritales pour les mères au foyer, elle a été ensuite sacrifiée aux convenances patronales pour les mères en emploi. Bonne épouse, bonne mère, bonne professionnelle. Plutôt que d'affronter le personnel hautain des crèches publiques, les jeunes mères préfèrent chercher une "gardienne de jour" avec laquelle l'accord se fait de gré à gré, sans contrôle. Elles essaient aussi d'associer le père aux tâches dites "maternelles" : ici, les chances de succès ne sont pas toujours garanties.
Les choses changent brusquement pendant les manifestations soixante-huitardes. La libération sexuelle se traduit par des naissances pas toujours prévues. Les jeunes parents se débrouillent pour organiser des "crèches sauvages" qu'ils gèrent collectivement avec amour et conscience mais sans souci des règlements de la PMI. Ils ne sont pas des prolétaires ignorants qui se laissent intimider, ils veulent rester pleinement responsables de leur progéniture. Les "crèches sauvages" ont eu deux conséquences.
1°– a PMI a su, peu à peu, se remettre en cause et modifier ses règlements en tenant compte des désirs des nouveaux parents : c'est l'origine d'une importante mutation des crèches collectives.
2°– Des "crèches parentales" ont vu le jour çà et là, avec l'accord des pouvoirs publics et sous leur contrôle. Mais il est difficile d'installer les crèches parentales dans la durée, car la période de l'enfantement est brève désormais. Les parents préfèrent souvent bricoler des solutions provisoires plutôt que se donner le souci de fonder et de gérer une crèche.
Au vrai, ce sujet, pour l'essentiel, reste tabou. À la fin du congé de maternité bien des mères sont déchirées d'avoir à confier leur tout petit à une autre femme, surtout celles qui allaitent avec jubilation ; mais elles n'osent pas se plaindre, de crainte d'être renvoyées aux corvées ménagères.
Années 1970 et 1980
Les années 1970 et 1980 sont marquées par deux séries d'innovations culturelles, dans le domaine de la psychologie et dans celui du droit.
Les progrès accomplis en psychologie et en psychiatrie de l'enfant transforment les perspectives. Après les grands maîtres anglo-saxons (Spitz, Winnicott, Bowlby) deux grandes figures s'imposent en France : Myriam David et Françoise Dolto. Chacune à sa manière, elles analysent le développement du petit enfant en insistant sur sa sensibilité, sa précocité, son ouverture au monde, son désir de vivre et de comprendre. Elles mettent en évidence la nécessité de s'adresser à lui comme à un sujet avide d'éducation au lieu de le traiter comme un objet de soins. On ne garde pas des enfants comme on garde des oies. Il faut parler d'accueil, d'éveil, d'accompagnement.
Parallèlement, durant la décennie 1965-1975 le droit de la famille connaît des transformations tout aussi considérables. Deux lois, en particulier, vont avoir des répercussions sur la garde des enfants. La loi de 1970 abolit définitivement la puissance paternelle, au profit de l'autorité parentale, équitablement partagée entre la mère et le père. La loi de 1975 facilite le divorce. Les couples qui se séparent ont souvent des enfants. En cas de conflit entre les parents, c'est le juge qui tranche, avec le souci d'agir dans "l'intérêt de l'enfant". Les droits de l'enfant avaient déjà été reconnus après les guerres mondiales, par la Société des Nations puis par l'Organisation des Nations Unies. Ils sont officiellement proclamés en 1989, à l'occasion du second centenaire des droits de l'homme. Les nations sont invitées à signer une Convention pour s'obliger à les respecter.
L'éducation des jeunes enfants devient donc officiellement une affaire d'État. Se pose alors un nouveau problème de "conciliation" : comment articuler les responsabilités privées des parents qui imposent la vie à un enfant avec les responsabilités publiques de la collectivité au sein de laquelle il va grandir ?
Un souvenir nous hante parfois. Celui du Meilleur des Mondes de Aldous Huxley, utopie publiée en 1932. Là, un état totalitaire, sorte de Léviathan, organise scientifiquement la reproduction humaine : recueil de gamètes, fécondation in vitro, conditionnement des embryons de bonne qualité dans des utérus artificiels, naissances à terme en quelques secondes, soins et éducation des bébés par des professionnels hautement spécialisés. Nous approchons peut-être de ce modèle. La différence c'est que nous avons éliminé les pouvoirs totalitaires, nous restons des parents responsables. Reste à savoir comment nous assumons nos responsabilités, à l'intérieur et à l'extérieur de la vie familiale, en relation avec d'autres responsables : en accord ou en conflit ?
Années 1990 et 2000
Au seuil du XXIe siècle, les pouvoirs publics se préoccupent de l'éducation des jeunes enfants : moins désormais en créant des crèches publiques – structures lourdes, coûteuses, rigides – qu'en règlementant les autres modes de garde. Finie la libre négociation entre la maman et la nounou, c'est illégal. Tout le monde accepte la structuration du métier d'assistante maternelle. Celle-ci doit être agréée par la PMI et déclarée à la Sécurité Sociale. Elle doit aussi recevoir une formation initiale et continue, alors que, naguère, il suffisait qu'elle ait été mère elle-même et qu'elle ait élevé ses propres enfants. D'ailleurs, les femmes qui choisissent d'exercer cette activité s'en expliquent en disant qu'elles aiment les enfants. Mais l'amour ne suffit plus : des savoirs et des savoir-faire sont désormais requis. Et c'est ici que l'ambiguïté s'installe : l'assistante maternelle est-elle au service des parents ou au service de l'enfant ? La mère, qui n'a reçu aucune formation, peut-elle imposer ses consignes et ses directives à une assistante agréée ? Si tout se passe bien, la mère risque de ressentir l'assistante comme une rivale auprès de l'enfant. Il est vrai que le métier est désormais ouvert aux hommes : le nombre d'assistants dits "familiaux" est en augmentation. Qu'en disent les papas ?
Un autre souci prend forme : la marchandisation. Profitant de la pénurie, certaines assistantes maternelles, regroupées en associations, font monter les prix au détriment des familles les plus modestes. Ou bien elles imposent leurs conditions, telles celles qui n'acceptent que des enfants d'enseignants parce qu'elles veulent profiter des vacances scolaires. Ou bien celles qui écartent un enfant dès qu'il marche, parce qu'il devient alors beaucoup plus pénible ; et tant pis pour lui s'il s'est attaché. Une loi de 2004 a ouvert à l'initiative privée la création et la gestion des modes d'accueil : des firmes se constituent pour jouer les intermédiaires entre les parents et les assistantes (et assistants) dits "familiaux". L'accueil des jeunes enfants est devenu un marché comme un autre. La marchandisation universelle, ne serait-ce pas une forme nouvelle, insidieuse, de totalitarisme ?
Une femme qui devient mère est presque toujours pénalisée, d'une manière ou d'une autre. Les féministes ont su obtenir la dépénalisation de la contraception et de l'avortement. Sauront-elles obtenir la dépénalisation de l'enfantement ? Sauront-elles se consulter, réfléchir ensemble, agir ensemble, avec les pères de bonne volonté ? En vérité les pratiques maternelles ou parentales ne sont pas solubles dans les valeurs dominantes de productivité, compétitivité, rentabilité. Au contraire, elles devraient s'afficher comme une remise en cause dirimante de ces principes.
Un féminisme maternel et parental peut contribuer à les civiliser.
Yvonne Knibiehler
pour l'association DEMETER-CORE