Famille : les territoires perdus de l’Évangile

Publié le par Garrigues et Sentiers

« Non seulement Notre Seigneur Jésus Christ était le fils de Dieu, mais il était par sa mère d’une excellente famille ». Ce mot célèbre prêté à Mgr. de Quélen archevêque de Paris à l’époque de la Restauration est certes révélateur d’un état d’esprit ; peut-on l’éclairer par les textes ?

Deux des Évangiles comportent une généalogie de Jésus ; elles ne concordent pas et ont manifestement une composition symbolique. On retiendra qu’elles établissent une filiation biologique du Messie jusqu’à son « père nourricier » Joseph, et qu’elles ne se préoccupent pas de sa lignée maternelle. Cette longue succession, nous le savons, s’arrête avec Jésus.

Soupçonnant d’abord son épouse, Joseph cependant ne veut pas l’humilier par une répudiation dans la période intermédiaire entre les noces et la cohabitation. Jésus condamne fermement cette pratique de la répudiation, désignée par le verbe apolúein, (délivrer, délier d’un engagement, renvoyer, répudier), que l’homme ou la femme en soit à l’initiative, déclarant que Moïse ne l’avait permise qu’à cause de la sklerokardía de leurs ancêtres, l’imperméabilité de leur cœur aux intentions divines. Il rappelle les paroles de la Genèse sur la formation du couple : l’homme quitte son père et sa mère ; les membres du couple sont hoi dúo eis sárka mían, qui peut se traduire « les deux dans une unique chair ».

Qui s’unit à un ou une autre après avoir répudié son conjoint commet un adultère. La Samaritaine avoue avoir eu cinq « maris » et vivre avec un homme sans être son épouse. Jésus ne fait pas de commentaire, mais on peut soupçonner une certaine réprobation implicite ; toutefois, l’essentiel pour lui est manifestement ailleurs, et il enchaîne aussitôt sur l’obsolescence du Temple. Il sauve de la lapidation la femme adultère, en lui disant qu’il ne la condamne pas, et lui recommande de ne plus commettre de fautes.

Joseph ne joue plus aucun rôle au temps de la vie publique de Jésus ; mais Marie et ses frères restent dans son entourage. Les relations ne sont pas idylliques. Voilà ses parents rabroués lorsqu’il leur a faussé compagnie pour controverser au Temple. Ses proches veulent le maîtriser comme dément. Lorsque sa mère et ses frères veulent lui parler pendant qu’il s’adresse à son auditoire, il les éconduit en affirmant que sa véritable famille est composée de « quiconque fait la volonté de Dieu ». Enfin, on débat pour tenter ou non d’atténuer la portée du verbe miseîn, haïr, dans la formule « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple ». Mais le jeune homme riche qui cherche le salut est d’abord renvoyé aux « commandements », et Jésus cite entre autre celui qui oblige d’honorer (timân) son père et sa mère. Il s’indigne des manœuvres de tartuffes par lesquelles des fils privent leurs parents de secours dans leur vieillesse.   

Sur la croix, Jésus dit à Marie qui assiste au supplice avec un petit groupe de femmes et « le disciple qu’il aimait », habituellement identifié à Saint Jean : « Voici ton fils », et au disciple : « Voici ta mère ».

Deux mille ans plus tard dans l’Occident hérité de la chrétienté la notion de « famille » est encore capable de déclencher des controverses passionnées. Il est significatif que le régime de Vichy l’ait inscrit, avec le travail et la patrie, dans la trilogie qui voulait effacer la liberté, l’égalité, et (c’est un comble !) la fraternité. Dans les siècles où tous les hommes de la nation ont été appelés au sacrifice guerrier, elle est à la fois le bien le plus précieux qui le justifie et l’entrave sentimentale qui le met en cause. Le Chant du Départ exalte les mères assez exemplaires pour faire taire leurs réticences :

Nous vous avons donné la vie,
Guerriers, elle n'est plus à vous ;
Tous vos jours sont à la Patrie :
Elle est votre mère avant nous.

Nous voilà pourtant déjà loin même de cette étape. On ne s’attardera pas à énumérer toutes les innovations qui ont bousculé la forme traditionnelle de la famille : liberté de choix des conjoints, contraception, avortement, divorce qui touche la moitié des ménages, chute impressionnante du nombre de mariages religieux, naissances hors mariages dont le nombre atteint 57 % en France pour l’année 2013, mariage et adoption ouverts aux personnes de même sexe, etc. Mais ce tableau des évolutions contraste avec le maintien, dans une grande part du monde, de situations fort différentes, et parfois de régressions, sous l’effet de poussées intégristes, provenant de sectes de l’islam, de l’hindouisme, du christianisme. Les deux marqueurs les plus évidents de ces autres modèles sociaux concernent le statut de la femme et la liberté des relations sexuelles, avec un paroxysme sur l’homosexualité, encore punie de mort dans plusieurs États à majorité musulmane ou à majorité chrétienne, et réprimée par de lourdes peines dans la plus grande partie des autres.

La famille contemporaine connaît une évolution qui peut déconcerter. L’affirmation de l’individu a fait exploser ses carcans. Mais elle n’en constitue pas moins encore la cellule fondamentale de la société. Sa forme nucléaire, le couple et l’enfant, a focalisé l’attention pour de multiples raisons : émancipation féminine, maîtrise de la conception, libération sexuelle, évolution du travail, évolution de l’habitat, développement de la consommation… La rupture si fréquente du lien matrimonial et sa recomposition multiplient les enchevêtrements parentaux, les formes insolites de sexualité interloquent : certains commencent à s’y accoutumer. La solidarité entre générations y demeure forte, même si la relégation des ancêtres les plus déclinants aux bons soins d’institutions spécifiques l’écorne scandaleusement. Les grandes tribus ne font plus bloc, on s’y choisit par affinité, des liens non consanguins se développent et tendent à s’intégrer au continuum familial : classiques comme le parrainage, religieux ou parfois laïque, amicaux aussi.

Que peut-on tirer de la référence évangélique devant ce tableau ? Comme toujours, chacun y puisera ce qui répond le mieux à sa conscience. Ce que j’en exprime ici ne prétend donc pas à en révéler le seul sens authentique, mais seulement une conviction personnelle.

Jésus est un homme de son temps et de son milieu, il en partage les références implicites. Mais s’il demeure un repère majeur pour le tiers de l’humanité, c’est justement parce qu’il les a dépassées. Il ne l’a pas fait en attaquant frontalement la loi, mais en portant à son point d’incandescence ce qui pouvait lui donner un sens. Il égrène le décalogue, mais c’est pour lui assigner comme unique finalité la loi d’amour. Et ce qu’il condamne, ce n’est pas la transgression d’un interdit sacramentel qui n’aurait aucun sens à son époque (on chercherait d’ailleurs en vain le mot comme la notion de sacrement dans l’Evangile), mais le rejet inhumain et capricieux de l’autre ou l’entrave au lien d’amour. « Ce que Dieu a réuni, que l’homme ne le sépare pas » : l’amour, seule manifestation tangible du divin sur terre, ne doit pas être saccagé par des manœuvres tout humaines. Là où est présent un amour sincère, si exotiques que ses manifestations puissent paraître à l’égard de nos traditions, réside la seule incarnation possible du divin. Si une intimité transitoire s’avère résulter d’une méconnaissance ou d’une illusion, il semble évident que l’amour proprement dit n’y a pas eu sa part, et que l’homme ne doit pas tenter de maintenir par contrainte ce que Dieu n’a pas réuni.

Lorsque les évangélistes tentent d’imager le processus d’incarnation, il leur faut concilier le schéma biblique du Messie davidique avec sa naissance virginale. La lignée de Jésus est donc bien présentée comme biologiquement naturelle, si erratique que soit sa composition, mais ce caractère biologique est stoppé à Joseph, dont les gènes n’ont aucune part à la conception du Messie, pas plus que ceux de Marie (la question est de toute façon résolue à l’époque par la métaphore du terrain fertile) ; pourtant Joseph assume un rôle paternel en dépit de la nature. Sur la croix, Jésus instaure l’adoption de Saint Jean par Marie, là aussi en rupture avec la biologie, mais manifestement au nom de l’amour. Si l’Evangile était un roman, les critiques contemporains pourraient analyser le comportement filial de Jésus comme résultant d’un contact problématique avec son milieu familial dans sa jeunesse et par les effets de sa mission, tout en concédant qu’en bon Méditerranéen, il lui est impossible de rompre vraiment le lien avec sa mère et que Marie lui reste obstinément fidèle jusqu’au moment suprême. Mais, roman ou récit, il reste que la Sainte Famille ne ressemble guère à celles que la digne égérie de la Manifestation pour Tous faisait défiler landaus en tête.

En France beaucoup plus qu’ailleurs, sans doute par la convergence conjoncturelle d’un faisceau de circonstances, le vote de la loi sur le mariage homosexuel a soulevé une réaction vigoureuse et efficacement planifiée, dans laquelle ont joué un rôle manifeste les réseaux liés à une polarité probablement majoritaire de l’Eglise catholique, rejointe par les conservatismes réformés, israélites, islamiques qui y ont été accueillis à bras ouverts, et aussi par l’idéologie d’une part notable des milieux politiques d’opposition.  

Vouloir garantir à chaque enfant à la fois un papa et une maman apparaîtra volontiers comme un idéal à tous ceux qui sont le fruit d’un tel couple, et surtout pour lesquels il a fonctionné de manière satisfaisante. La maternité en particulier crée une intimité si spécifique qu’elle apparaît irremplaçable pour tous ceux qui ont connu une mère sincèrement aimante. Pour les Poils de Carotte, il en va autrement. La référence classique ne joue pas non plus tous ceux qui ont été élevés par un seul parent, que son célibat de fait soit involontaire ou choisi, qu’il ait procréé ou adopté l’enfant,  qu’il soit épaulé par sa propre famille ou par un partenaire de sexe différent ou de même sexe, qui parfois acquiert une telle proximité avec l’enfant qu’il souhaite partager la parentalité de son conjoint de droit ou de fait. Sans parler de ceux que hérissent les attirances hétérodoxes et qui parfois s’y attaquent par la manière contondante, les tenants de la tradition, appuyés par certains cénacles de la psychologie, voudraient que l’éducation repose sur la présence concomitante auprès de l’enfant d’un représentant de chaque sexe, le féminin offrant la sécurité affective, le masculin représentant la loi et ses nécessaires interdits. On nous permettra de mettre en doute ces schémas sans doute présentés ici de manière trop simplifiée, mais qui reposent au fond sur un partage des rôles pour le moins en cours d’évolution rapide : ces deux foncions sont manifestement de plus en plus exercées conjointement par les personnes de chaque sexe qui participent à l’éducation. 

La quête des origines biologiques passionne, l’attirance pour la généalogie en témoigne. Cette curiosité est sans doute naturelle. Mais quel sens mérite-t-elle d’avoir ? Que l’individu soit informé sur ses origines biologiques ne paraît pas un souhait abusif. Mais il n’a de légitimité incontestable que dans les cas d’abandons forcés par des circonstances dramatiques, ou, comme on l’a vu récemment dans certaines dictatures, lorsque les parents adoptifs ont été les bourreaux des parents naturels. Une procréation non désirée, dans le cas de l’abandon ou dans celui du don de gamètes, ne mérite pas le nom de parentalité et ne peut légitimement créer une réelle filiation. Seul un regret sincère d’un abandon peut éventuellement engendrer une relation positive. Il faut bien prendre garde que cette quête de l’origine biologique ne fragilise pas la filiation adoptive, qui est l’admirable réponse de la volonté aux défaillances de la nature, qui a autant de légitimité que la filiation naturelle responsable, et qui ne doit pas pouvoir être mise en balance avec une procréation non assumée.

Les Églises ont été largement complices des contraintes imposées aux individus par le mode d’autorité qui prévalait dans l’institution familiale, jusqu’à piétiner l’attirance amoureuse en ne sauvant que les apparences du consentement, pour ne rien dire des vocations forcées, même si officiellement la contrainte en la matière a toujours été formellement condamnée. Le texte biblique était pourtant porteur d’une toute autre espérance ; mais la dérive du message évangélique vers le contrôle religieux a conduit les institutions ecclésiales à la mainmise sur la formation du couple, et à une censure de la sexualité qui a toujours fait partie de leurs obsessions. Même quand les Lumières et l’évolution des mœurs ont adouci l’assujettissement matrimonial, elles ont continué à vouloir marquer de leur emprise une institution où elles ont toujours guerroyé contre les innovations sociales. Dans l’Occident contemporain, certes, la liberté d’expression et l’affaiblissement de l’emprise religieuse sont allés de pair avec un discours plus tolérant de l’institution ecclésiale. Mais, pour se limiter à l’Eglise catholique, force est de constater qu’elle ne tient pour légitime qu’un seul modèle familial, et que, même lorsqu’elle s’efforce de s’adresser avec bienveillance à ceux qui vivent en-dehors de lui, elle continue à les tenir aux marges de la communauté des fidèles reconnus de plein droit comme tels.

Lorsque l’expansion du christianisme hors de l’Europe s’est heurtée à des modèles familiaux des plus disparates, les Eglises ont voulu les éradiquer avec l’appui moral des promoteurs de l’aventure coloniale, qui partageaient une même condescendance à l’égard de comportements jugés primitifs et barbares – certains pouvant être d’ailleurs tout à fait répréhensibles. Mais c’est à présent au cœur de l’Occident qu’explosent les formes nouvelles de la famille contemporaine.

Certes, on a le droit de déplorer tout ou partie de ces innovations si on est convaincu qu’elles sont néfastes. Certes, les Églises doivent gérer à travers le monde des degrés fort divers d’évolution des mœurs. Mais deux questions me semblent mériter d’être posées. Peut-on être persuadé que la doctrine qui prévaut dans les Eglises sur la police de la famille est à ce point justifiée par le message évangélique qu’il soit indispensable de la poser comme un des critères fondamentaux donnant droit à la qualité de fidèle à part entière ? Et qu’on la juge si fondamentale qu’on se lance dans des actions revendicatives acharnées, non contre l’injustice ou la barbarie du monde comme on pourrait s’y attendre, mais pour empêcher le jeu démocratique de répondre à ces évolutions par de nouvelles formes d’institutions que personne n’est contraint d’utiliser ? Seconde question, comment peut-on envisager l’évangélisation du monde contemporain si on exclut a priori de la vie en Église les trois quarts de la société pour ses choix en matière familiale ?

L’amour est le seul lien qui peut légitimement attacher la famille à l’Évangile. Se placer dans l’ordre de l’amour, c’est refuser de se placer dans celui du jugement moral : ne jugez pas et vous ne serez pas jugés. Les Églises jugent beaucoup dans le domaine de la famille. Est-il impertinent de penser qu’elles ont mieux à faire ?

Alain Barthélemy-Vigouroux

Publié dans Dossier La Famille

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