Pour une économie au service d’une « vie bonne »
Dans un ouvrage majeur qui renouvelle la pensée de l’économie, Elena Lasida affirme : « l’économie est avant tout une activité sociale et que le rapport entre les hommes et les biens ne peut pas être séparé de la relation qui se tisse entre les hommes à travers les biens » 1. Cela l’amène à appliquer à la pensée économique le concept biblique de création par rapport à celui de fabrication. Alors que la fabrication renvoie à la maîtrise et à la propriété « le créateur apparaît comme celui qui crée les conditions pour que le nouveau, c’est-à-dire l’inattendu, arrive. Le créateur est quelqu’un qui permet l’émergence du nouveau et, en ce sens, qui livre passage. Si créer c’est livrer passage, la création ne peut pas se situer uniquement dans le registre de la maîtrise » 2.
L’esprit vit du refus de l’enfermement dans de prétendus savoirs qui nous dispenseraient d’accueillir le monde et les autres dans leur fraîcheur. Il est vrai que l’air du temps n’incite pas à cette aventure de la rencontre qui, avant de juger, accepte la générosité de l’accueil. Trop d’experts voudraient nous convaincre que tout se répète pour nous dispenser de prendre le risque de regarder le monde avec des yeux neufs. Or, écrit Elena Lasida, si l’économie doit être au service d’une « vie bonne », celle-ci ne se mesure pas par les quantités de consommations mais par la capacité offerte à chaque être humain d’être créateur : « C’est le fait de participer à la création de biens, plutôt que celui d’en bénéficier, qui permet de considérer une vie comme véritablement humaine » 3. On mesure ainsi la véritable « agression » que constitue le chômage, même si l’on maintient au chômeur des capacités minimales de consommer : c’est de lui dénier quelque rôle créateur que ce soit dans la vie économique.
Quel sens peut prendre cette affirmation de la gratuité au milieu de nos foires aux marchandises et de nos foires d’empoigne ? Affirmer cette gratuité c’est dire que chaque être humain peut commencer, initier, créer. Seule cette capacité de création, cette générosité du don peuvent éviter que nos institutions ne sombrent dans le totalitarisme, la violence ou l’insignifiance. Nous avons tous à être « original », c’est-à-dire à nous tenir dans l’origine, dans ce lieu totalement improbable de notre naissance. Ce fait de naître nous tentons le plus souvent de le conjurer à coup de savoir, d’avoir et de pouvoir. Face à ce qui est donné inconditionnellement nous répondons en nous précipitant pour garder, conserver et accumuler jalousement ce qui est donné chaque matin.
Toute vie spirituelle passe par une déprise, c’est-à-dire par l’initiative d’un être humain refusant de se résigner à ce qu’on voudrait lui présenter comme un destin. On comprend alors le propos d’Elena Lasida pour qui la création appelle à inventer d’autres formes de reconnaissance non exclusivement associées à l’appropriation de ce qui a été créé.
Ce qui la conduit à militer pour un « développement durable » qu’elle définit ainsi : « le développement durable ne consiste pas tellement à faire durer nos acquis, mais plutôt à faire durer notre capacité créatrice » 4.
Bernard Ginisty
1 – Elena Lasida : Le goût de l’autre. La crise, une chance pour réinventer le lien. Éditions Albin Michel 2011, page 49
2 – Id. pages 52-53
3 – Id. page 59
4 – Id. page 60