« Parce que personne ne nous a embauchés »

Publié le par Garrigues et Sentiers

Commentaire de Matthieu 20,1-16

Mes amis, le dernier film des Frères Dardenne, Deux jours, une nuit, que je vous recommande chaleureusement si vous ne l’avez pas encore vu, nous plonge, d’une certaine manière, au cœur de la parabole que nous venons d’entendre. Mais à l’envers. Dans le film, le patron place son personnel devant un choix diabolique : « Vous renoncez à votre prime et votre collègue sauvera son emploi ». Sandra, la collègue en question, portée par une Marion Cotillard bouleversante d’authenticité, va rendre visite à chaque salarié de sa petite société. Elle dispose d’un week-end pour convaincre. Vous imaginez : venir mendier auprès de chacun, lui demander de perdre de l’argent pour qu’elle garde son poste.

Dans la parabole de l’Évangile, c’est aussi une affaire d’argent et de solidarité. Mais dans l’autre sens : c’est le patron qui donne trop et les ouvriers qui protestent. Et on les comprend. Écoutez… Heureusement pour Jésus qu’à l’époque, enfin j’imagine, les syndicats n’étaient pas encore très organisés. Sans quoi il en aurait eu de la peine à justifier son nouveau slogan : « À travail inégal, salaire égal ».

Avouez quand-même que pour les ouvriers de la première heure, il y a vraiment de quoi râler ! Au travail dès la pointe du jour, ils ont fait douze heures, en plein soleil, et cela pour une pièce d’argent. Juste le minimum vital. Or voilà que des gens engagés en dernière minute, pour une heure et encore, à 5 heures du soir, quand il fait plus frais, reçoivent exactement le même salaire. C’est pas juste ! D’accord, c’était dans le contrat, mais c’est pas juste. Bien sûr que ce n’est pas juste !

Mais si Dieu était « juste », qu’en serait-il des improductifs et des laissés-pour-compte de la société ?

Vers cinq heures, poursuit l’Évangile, le maître du domaine sortit encore, en trouva d’autres qui étaient là et leur dit : « Pourquoi êtes-vous restés là, toute la journée, sans rien faire ? » Ils lui répondirent : « Parce que personne ne nous a embauchés ». Il leur dit : « Allez, vous aussi, à ma vigne. » Combien sont-ils aujourd’hui, jeunes et moins jeunes, à « rester là, toute la journée, sans rien faire ? » De leur faute ? Parce que « c’est encore plus intéressant de chômer » ? Vous ne croyez pas que la grande majorité d’entre eux pourraient répondre, comme hier : « Parce que personne ne nous a embauchés » ?

Mes amis, cette étonnante parabole, qu’on croirait écrite en 2014, on peut évidemment l’interpréter dans une seconde perspective. Il y a gros à parier que Matthieu voit surtout dans les ouvriers de la première heure ses frères juifs et, plus particulièrement, les Scribes, les Prêtres, les Pharisiens, ceux qui depuis toujours respectent la Loi, pratiquent avec minutie, accumulent les bonnes œuvres, mais en ayant bien soin de facturer les heures supplémentaires. Ces « anciens », ces « fidèles » se sentent un peu en droit d’aînesse sur Dieu. C’est humain. Ils trouvent normal que Dieu les récompense un peu plus. Ne sont-ils pas là depuis le début ?

Comme si l’amour de Dieu était proportionnel aux prestations effectuées… Car voilà bien le hic : la vigne du Seigneur n’est pas très adaptée aux règles du marché. Le patron ne cherche pas la rentabilité à tout prix. Il ne met pas en balance le paiement des primes et la sauvegarde de l’emploi. Et il tient fort peu compte de la concurrence. C’est absurde.

C’est absurde d’engager des hommes à la dernière heure et de les payer au tarif de la journée entière. Oui. Comme c’est absurde de parler à la Samaritaine. Absurde d’accueillir Marie-Madeleine. Absurde d’engager Matthieu, un voleur connu, Pierre, un lâche, Paul, un persécuteur. C’est absurde de faire la fête pour un fils gaspilleur et de courir après une brebis égarée en oubliant qu’il en reste quatre-vingt-dix-neuf autres à surveiller…

Si nous avons quelque peine à encaisser l’attitude de ce Dieu qui se met à dépenser sans compter, c’est peut-être que nous avons une religion trop étroite, trop calculatrice ! Ou alors que nous n’avons jamais été en chômage !

Mes amis, je souhaite, du fond du cœur, que la grâce de la bonté vous rejoigne, qu’elle vous habite et, comme Sandra, dans le film des Frères Dardenne, que vous trouviez de la joie à la partager.

 

Père Gabriel Ringlet
Homélie pour Le jour du Seigneur
Références : Isaïe 55,6-9 ; Psaume 144 ; Philippiens 1,20c-24.27a ; Matthieu 20,1-16
Paroisse : Prieuré Sainte-Marie
Ville : Malèves-Sainte-Marie (Belgique)

Publié dans Réflexions en chemin

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Regardez le Royaume où Dieu nous appelle : l’Evangile l’exprime sans contestation possible : les derniers seront les premiers, les premiers seront les derniers. Encore une fois, il peut sembler légitime de crier à l’injustice. Ne songez-vous pas, comme je le fais moi-même, à la parabole de l’enfant prodigue ? Celle que nos théologiens contemporains ont renommée la parabole du Père miséricordieux. Là encore un fils qui a travaillé toute sa vie au profit de son père et un autre, oublieux de ses devoirs, qui revient pourtant et se repent. Le père lui redonne son titre et ses privilèges de fils, à égalité avec le premier, qui rechigne. Au premier il répond : « tout ce qui est à moi est à toi », une façon de lui dire que son bonheur est total puisqu’il a toujours été aux côtés de son père et n’a manqué de rien. Pour le second, il rattrape en quelque sorte le temps perdu où il n’a pu aimer et protéger son enfant. Même chose pour les ouvriers de la Vigne : heureux ceux qui ont travaillé sans discontinuer à l’élaboration du Royaume, et donnons leur chance à ceux qui découvrent avec retard les bienfaits de la Vigne.<br /> N’ayons pas peur des mots : là où le monde appelle au nivellement par le bas, Dieu nous appelle clairement au nivellement par le haut !<br /> N’est-ce point cela la grâce ? L’amour que Dieu nous donne gratuitement, totalement, et dans l’espoir d’une fraternité partagée où chacun se réjouit des dons accordés à l’autre.
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