Informé de tout, condamné à ne rien comprendre
Notre pays connaît actuellement une période de grands débats hélas plus politiciens que fondamentalement politiques. La question de confiance posée par le Premier Ministre à l’Assemblée nationale, la conférence de presse du Président de la République et l’annonce par Nicolas Sarkozy de briguer la présidence de l’UMP suscitent de multiples débats et discussions qui font les beaux jours de la classe politico-médiatique.
L’agora est submergée par les recettes des communicants et des gens de media à l’affût du scoop qui ferait monter en flèche leur tirage ou l’audimat. Nous voilà partis pour plus deux ans de campagne présidentielle où ne nous seront épargnés aucune caricature et aucun slogan. En 1946, au sortir de la guerre, Georges Bernanos, observateur lucide de la modernité, écrivait : « J’affirme une fois de plus que l’avilissement de l’homme se marque à ce signe que les idées ne sont plus pour lui que des formules abstraites et conventionnelles, une espèce d’algèbre, comme si le Verbe ne se faisait plus chair, comme si l’Humanité reprenait, en sens inverse, le chemin de l’Incarnation » 1.
Face au déluge d’informations qui, à l’époque où écrivait Bernanos, n’avait pas l’ampleur d’aujourd’hui, il constatait : « Être informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles. Toute la vie d’un de ces infortunés ne suffirait pas probablement à lui permettre d’assimiler la moitié des notions contradictoires qui, pour une raison ou pour une autre, lui sont proposées en une semaine » 2.
Retrouver ce que Bernanos appelle « le chemin de l’Incarnation » c’est savoir qu’une parole politique qui veut améliorer la vie concrète dans la cité ne se confond pas avec la virtuosité d’un grand oral de l’ENA, l’addition d’expertises de plus en plus limitées et sophistiquées, des joutes oratoires ou des coups médiatiques.
La politique, dans ce qu’elle a de plus noble, consiste à restaurer sans cesse, par delà les rapports de force, la parole entre les hommes. L’égalité de la « voix » de tous dans le débat public, quel que soit son niveau de richesse ou de savoir, est le fondement de la démocratie et permet aux citoyens d’inventer un espace public où la confrontation évite la violence. Le point de vue de chacun est reconnu comme ayant droit à participer à l’échange non pas en termes d’expertise, mais de capacité de sens.
Dans sa déclaration de politique générale prononcée le 8 avril dernier, le Premier Ministre déclarait : « la parole publique est devenue une langue morte ». Plus que jamais, il nous appartient, de faire vivre partout cette parole entre les hommes qui peut seule nous préserver de la violence et de la barbarie et éviter de nous réduire à n’être que les spectateurs du bal des « Ego » qui se bousculent sur la scène médiatique.
Bernard Ginisty
1 – Georges Bernanos : La France contre les robots, in Essais et écrits de combat, Tome 2, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard 1995, page 1037
2 – Id. page 1051