Une autre prière

Publié le par Garrigues et Sentiers

Nous vivons depuis quelques années un renouveau de la prière qui est incontestablement une des grâces de notre temps. S’en réjouir ne doit pas cependant nous faire oublier d’autres visages de la prière chrétienne qui font partie du trésor de l’Église et que nous n’avons pas le droit de laisser s’estomper dans le passé, comme s’ils avaient perdu toute actualité.

Une expérience récente m’a aidé à en prendre conscience. Invité à célébrer l’Eucharistie dans une communauté du Renouveau, j’ai vécu avec ces frères et ces sœurs un intense moment de communion spirituelle, dans une célébration lente, calme, recueillie, belle. Et pourtant, si heureux et paisible que m’ait laissé cette soirée, ce n’était pas ma prière, ou plutôt c’était ma prière de détente, de vacances, de dépaysement, ce n’était pas ma prière quotidienne, la prière de ma vocation apostolique. Pourquoi ? C’est la réponse à cette question qui m’a hanté que je voudrais traduire ici.

Le renouveau actuel de la prière se fait essentiellement dans une ligne charismatique, monastique, orientale. Disons dans une tradition riche, essentielle à la vie de l’Église mais qui n’épuise pas toute la richesse de la prière chrétienne. La prière de Thérèse de Lisieux par exemple ou celle de Madeleine Delbrêl ou de Français Xavier sont d’un autre style.

Il y a une prière de type contemplatif qui est un peu, dans l’infirmité de notre temps, l’anticipation de la liturgie de l’Apocalypse. Elle se situe dans la foi face à la plénitude du mystère accompli pour rendre grâce. Elle part de l’eschatologie pour rejoindre le quotidien, transfiguré par l’espérance entrevue.  Elle proclame la parole de Dieu dans sa transcendance et son universalité. Au cours de la soirée à laquelle je faisais allusion, nous étions sept dans un petit appartement mais nous avons chanté l’Évangile et l’avons solennellement intronisé, comme dans une liturgie orientale. Et c’était en cohérence avec tout le reste : la Parole était là, saisie dans sa transcendance radicale.

Ce type de prière est essentiel à la vie de l’Église. Il témoigne de l’espérance et la nourrit. Il est une vocation qui répond à un appel et si je pars de lui pour me situer différemment, ce n’est pas pour exclure ou pour préférer mais pour éviter qu’on limite la prière chrétienne à ce type de prière, si essentiel et si beau soit-il. J’aimerais ainsi pouvoir aider ceux qui, avec moi, ne se sentent pas habituellement accordés à ce type de prière à ne pas se croire exclus d’un renouveau actuel de la prière ou contraints de suivre une voie qui n’est pas la leur.

À côté de la prière de type contemplatif, il y a une prière apostolique qui émerge difficilement, douloureusement d’un monde où Dieu est absent, qui se vit dans la patience et les tensions de l’histoire, qui découvre la parole de Dieu comme une parole d’homme dite au cœur d’une vie particulière, quotidienne, celle de Jésus.

C’est ce second type de prière que je voudrais caractériser parce qu’il est plus habituellement le mien et celui de beaucoup d’autres engagés dans la vie apostolique. En refusant d’identifier le renouveau de la prière avec les formes actuelles de ce renouveau, je ne veux pas non plus enfermer la spiritualité dans deux types de prière opposés. Entre ceux que je décris ainsi en soulignant les différences, il y a d’infinies nuances et chacun d’entre nous pourra, selon les étapes de la vie et les besoins de l’âme, passer de l’un à l’autre, quitter un instant ses horizons familiers pour un voyage au-delà des frontières dont il reviendra enrichi et renouvelé.

Quelques traits de la prière de l’apôtre

La prière de l’apôtre est une prière qui monte d’un monde sécularisé pour lequel Dieu n’est pas évident.

Nous sommes de ce monde et lorsque nous nous adressons à Dieu, ce ne peut pas être avec la simplicité de groupes ou de sociétés pour qui Dieu est une évidence familière. Notre prière s’adresse à un Dieu qu’elle cherche, vers lequel elle tend, auquel elle voudrait croire. “Si tu existes, manifeste-toi comme Dieu”. Avant d’emprunter le chemin de la louange et de l’action de grâces, elle doit peiner, longtemps parfois, sur les chemins de la foi débutante, trébuchante. “Je crois, Seigneur, fais grandir en moi la foi !” Prière de pauvre qui rejoint la prière de tous ceux qui sont en recherche, qui ne connaissent pas le chemin, n’aperçoivent pas encore le sommet, ne savent pas nommer celui à qui ils s’adressent. Prière qui ne connaît pas encore l’exultation de la louange ou ne la connaît qu’à de rares moments, sans être moins vraie pour autant, comme fut la prière désolée de Thérèse de Lisieux.

Une prière qui naît dans la patience de l’histoire

Notre vocation apostolique nous situe au cœur des tribulations de l’Église et du monde. Nous sommes marqués par l’indifférence et l’égoïsme du grand nombre, par l’injustice accablante de certaines situations, par la souffrance des innocents, par l’énorme gâchis que l’aventure humaine charrie avec elle. Tout cela, non seulement nous le savons, mais, comme Paul, nous le portons dans notre chair à travers nos solidarités et nos combats. Dans cet aujourd’hui terreux, peineux, sans horizons, le salut de Dieu paraît lointain. Il faut toute la foi pour y croire et pour en discerner les signes. De cela aussi notre prière sera le reflet. Elle sera souvent la supplication d’hommes et de femmes qui portent en eux, dans la nuit, le poids des souffrances et des errances du monde. Elle rejoindra, la prière du Christ en croix, celle de tous les Vendredis Saints de l’Église, prière de foi dans le silence de Dieu et l’indifférence du inonde.

D’autres peuvent vivre dans le Temps Pascal, nous sommes, nous, par vocation, des hommes d’avant Pâques ou si l’on veut d’après l’Ascension, les hommes d’un monde où le Christ est absent et où il faut témoigner, dans la foi, de son attente. N’ayons pas honte de cette situation. Elle n’est pas inévitablement à mettre au compte de notre manque de foi ou de notre incapacité à connaître la joie spirituelle. Elle peut être le reflet d’une prise au sérieux de l’histoire et de ses médiations. Nous sommes au temps du pèlerinage, pas à celui de la vision : nous le vivons dans les ténèbres lumineuses de l’espérance et de la foi, d’autres peuvent le vivre selon leur vocation dans l’allégresse de la vision anticipée.

Une prière qui espère la communion au terme des réconciliations difficiles

Toute prière est communion dans la.foi, l’espérance et l’amour. Nous vivons par vocation au cœur des tensions de l’Église et du monde. Elles nous atteignent d’autant plus que nous ne pouvons à aucun moment oublier ceux dont elles nous séparent. Nous ne nous situerons donc pas non plus.au niveau de la communion réalisée et il y a des formules de prière que nous ne pourrons pas dire parce qu’elles enjambent l’histoire, ses tensions et ses conflits, pour se situer dans l’eschatologie réalisée. Cette eschatologie, nous pouvons l’espérer, elle est encore trop lointaine pour que nous puissions la proclamer et la chanter.  Notre horizon à nous, c’est celui des réconciliations difficiles, du pardon nécessaire et long à naître. La communion que nous vivons, c’est le combat quotidien pour se pardonner et s’accepter. Notre prière pour l’unité sera d’abord prière pour le pardon.

Une prière qui s’insère dans un monde aux rythmes inhumains

La prière chrétienne s’est longtemps appuyée sur les rythmes essentiels de la vie et du travail de l’homme, en un temps où ces rythmes étaient fondés sur la respiration humaine, sur l’alternance du jour et de la nuit, des saisons et des années... Le monde où nous vivons impose de plus en plus à l’homme un autre rythme : celui de la machine, de ses cadences, de sa rentabilité. Rythme inhumain où il est difficile d’insérer un souffle vivifiant. Il y a des prières qui fuient ce monde pour recréer un monde où l’homme retrouve des rythmes plus humains sur lesquels la prière puisse prendre appui.

Nous ne pouvons pas déserter ce monde, nous ne pouvons pas non plus renoncer à prier dans ce monde. C’est là que nous sommes appelés à inscrire notre prière et ce n’est pas facile. Il faut lutter pour humaniser les rythmes de la machine, y introduire le silence, le repos qui permettent à l’homme de vivre et de respirer. Il faut se battre pour que ces espaces libres ne soient pas seulement des temps d’arrêt ou d’évasion, envahis par l’industrie du loisir, mais des temps de recréation en profondeur. Il faut apprendre à vivre humainement pour pouvoir prier, en même temps qu’il faut apprendre à prier au cœur de l’inhumain.

Une prière qui se nourrit du quotidien et qui y renvoie

S’il nous est parfois difficile de rejoindre dans la prière des “merveilles” de Dieu qui nous paraissent lointaines, notre action de grâces se nourrira des humbles victoires de la patience et de la charité. Elle accueillera la parole de Dieu comme une parole familière, dite au cœur de la vie, au détour des chemins, au hasard des rencontres. Une parole qui rejoint immédiatement la situation dans laquelle elle est prononcée.

Communautés apostoliques en prière

Les questions qui ont suscité ces réflexions sur la prière de l’apôtre se retrouvent au plan communautaire.

Pour bien des gens, il y a aujourd’hui des communautés de prière où l’on va prier. Elles se situent la plupart du temps dans la ligne charismatique, monastique ou orientale que nous évoquions et puis il y a les autres, les nôtres, celles avec qui on n’a pas idée d’aller prier, celles qui n’osent pas inviter au partage de leur prière tellement elle leur paraît pauvre, banale, quotidienne. Elle l’est souvent par indigence, reconnaissons-le honnêtement, mais là non plus, ii n’est pas vrai que nos communautés n’aient rien à dire aujourd’hui au plan de la prière.

Il n’y a pas les communautés de prière et les autres, il y a, si l’on veut, les communautés du désert et les communautés de la route qui sont toutes des communautés priantes, qui ont, les unes et les autres, vocation d’aider à  la prière chrétienne.

Les communautés du désert. Elles ont une vocation essentielle dans la vie de l’Église : cités sur la montagne, rappel vivant de la prière continuelle, manifestation du mystère chrétien contemplé dans sa plénitude eschatologique, havre de louange et de paix pour les hommes harassés. Nous avons bien tout ce qu’il faut de sainteté quotidienne pour susciter et faire vivre de tels lieux.

Mais il y a aussi les communautés de la route : les nôtres. Elles n’ont pas de demeure fixe ; si elles créent un lieu de prière, ce sera un lieu provisoire, un gîte d’étape. Elles sont en route au milieu d’un peuple qui a sa démarche, ses rythmes, ses pesanteurs et ses grâces. Elles sont accordées à son pas, solidaires de ses chemins.

Or l’Église a besoin de la prière de ces communautés, elle a besoin que ces communautés soient reconnues, elles aussi, comme des communautés priantes. Comment ? A quelles conditions ?

Des communautés où les rythmes du monde urbain soient humanisés et pacifiés par la communion fraternelle

Nous ne pouvons pas prétendre à la paix des solitudes, mais nous pouvons offrir au cœur des cités et de leur bruit la paix qui naît de la communion fraternelle.  On passe une porte et on trouve la paix, la détente d’une communion fraternelle, pas l’uniformité, l’absence de tensions, mais la diversité, les différences surmontées dans un regard commun sur le Christ, dans une humble fidélité aux enseignements des apôtres : supportez-vous, soumettez-vous les uns aux autres, ayez entre vous les sentiments qui furent ceux du Christ.

On passe une porte et on sent qu’ici la concurrence, l’envie, le ressentiment, la domination ne règlent plus les rapports, et alors la tension tombe, on peut laisser aller son cœur, on peut s’ouvrir à autre chose. Une détente est possible qui va permettre la prière.

Des communautés dans la prière desquelles les hommes vont pouvoir retrouver leur vie, leurs souffrances, leurs joies

Pour entrer dans la prière des communautés du désert, il faut prendre du recul, accepter de se laisser dépayser, conduire vers d’autres horizons où l’air sera plus pur, la lumière plus forte. Le langage et le style de prière de ces communautés appellent et soutiennent ce dépaysement.

Chez nous on devrait pouvoir arriver avec tout le poids de sa vie quotidienne et le retrouver assumé dans la prière. La difficulté de croire, de porter un regard de foi sur un monde où Dieu n’est pas évident, où le salut est une espérance lointaine, les souffrances, les tensions d’un monde divisé, la pauvreté d’une prière qui mendie la foi, qui prend le temps de l’acte de foi. Voilà ce que nous avons à offrir et c’est important aussi.

Des communautés où les hommes pourront parler à Dieu dans le langage de leurs souffrances et de leurs espoirs.

On accueille la prière des communautés du désert, on y entre par le silence et le chant, on se laisse transfigurer par son langage, lyrique. Et nous avons tous besoin un jour ou l’autre de nous laisser ainsi saisir et transfigurer par la plénitude et la beauté d’une prière qui vient d’ailleurs, de plus haut et de plus loin. Mais il faut aussi des lieux où les hommes puissent s’adresser à Dieu dans le langage de leur vie quotidienne, où ils puissent crier avec d’autres leur propre prière en reprenant les mots de leur vie quotidienne.

Ces mots qui portent leurs souffrances et leurs espoirs, il faut qu’ils puissent les adresser à Dieu en Église. Pour cela, il faut qu’ils les retrouvent dans la prière simple et dépouillée de frères et de sœurs très proches. Prière à laquelle ils pourront se joindre tout naturellement, sans avoir besoin d’y être initiés, sans craindre de s’y révéler maladroits ou déplacés.

Des communautés où la Parole de Dieu soit saisie comme une parole dite au cœur du temps, dans l’aujourd’hui de nos vies.

Dans la liturgie des communautés du désert, la Parole de Dieu est proclamée, chantée, dans sa transcendance et son universalité, un peu comme dans les liturgies de l’Apocalypse. Et l’Église a besoin de cette proclamation solennelle qui rappelle, pas seulement aux grandes fêtes mais chaque jour, la transcendance de la Parole de Dieu. Mais elle a besoin d’entendre aussi l’Évangile sur le mode de la confidence, de la parole familière, dite au cœur de la vie et de l’histoire dans l’intimité d’un groupe fraternel, comme furent dites certaines paroles de Jésus aux disciples. Il faut que l’Évangile puisse être ainsi dit, lu dans la proximité du quotidien, parce que, le quotidien est son lieu de naissance et d’accomplissement. Nos communautés peuvent être ces lieux où la Parole devient familière, sans cesser d’être Parole de Dieu accueillie dans la foi.

Dans la proximité des communautés de la route, les mots, les gestes de la prière ont leur poids d’engagement. Ils sont souvent en prise directe sur des choix, des décisions immédiates. On ne pourra pas parler de pardon ou de paix sans que ces mots prennent leur poids d’existence. Cette sanction du quotidien est importante : elle impose à la prière réalisme et humilité. Il y a alors des mots qu’on prononcerait peut-être ailleurs, qu’on n’osera pas prononcer parce qu’on sait qu’ils ne seraient pas encore vrais.

Voilà la prière que nos communautés peuvent vivre, voilà le type de prière auquel elles peuvent inviter des chrétiens simplement, quotidiennement. Une prière pauvre, tâtonnante, en recherche, comme la vie que nous menons, mais fidèle, acharnée à maintenir au cœur du monde un regard et un cri de foi. Sa grandeur c’est sa pauvreté et sa difficulté : une prière difficilement conquise sur l’inhumanité des rythmes d’un monde urbain, une prière arrachée à l’incroyance ambiante, une prière qui porte en elle les souffrances et les tensions du monde, une prière qui situe la Parole de Dieu dans le quotidien de la vie. Maintenir de tels îlots de prière au cœur des villes, pas seulement dans la géographie mais dans la vie urbaine, n’est pas chose facile. Il est bon de situer le désert au cœur des villes. Il faut aussi humaniser la ville pour qu’elle ne soit plus un désert. C’est notre rôle à nous, c’est une des tâches de nos communautés.

* * *

En disant ceci je ne veux opposer ni la prière des moines et la prière de l’apôtre, ni les communautés du désert et les communautés de la route. Toutes deux sont essentielles à la vie de l’Église, toutes deux participent à leur manière aux richesses de l’Évangile, chacune est appelée à s’enrichir de ce qui est vécu différemment par l’autre.

Dans notre vocation apostolique, nous avons besoin des communautés du désert pour y refaire nos forces et ne pas perdre de vue 1e terme vers lequel tendent nos combats. Mais, du point de vue de la prière, nous ne sommes pas sans vocation ni mission. Nous avons, nous aussi, à enrichir la prière de l’Église et nous avons à le faire autrement qu’en regardant avec nostalgie vers les communautés du désert pour copier, plus ou moins heureusement, leur prière. Si leur vitalité et leur dynamisme spirituel doivent nous aider et nous stimuler, que ce soit à vivre la prière de notre vocation, pas la leur.

Je reste très reconnaissant à la communauté charismatique que j’évoquais au début de m’avoir, par la qualité et le sérieux de sa prière, renvoyé à ma propre vocation. C’est cette prière partagée avec elle qui m’a permis de mieux comprendre la prière de l’apôtre et le message spirituel des communautés de la route.

Michel Rondet, S.J.
Septembre 1986

Publié dans Signes des temps

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Oui, la prière s’exprime dans la multiplicité des formes, chaque fois que notre être, intime et profond, se tourne vers Dieu : dans le silence de la nature ou d’un monastère, comme dans les bruits de la route sur laquelle nous essayons d’avancer, au cours d’un quotidien qui tente d’écarter le bricolage ou la dispersion.<br /> Francine Bouichou-Orsini
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