Jean Jaurès, premier catho de gauche ?
En ce 31 juillet 1914, avec quelques collaborateurs, Jean Jaurès se rend au café du Croissant à Paris. À peine quelques minutes plus tard, surgit un jeune illuminé nationaliste. Raoul Villain tire à bout portant sur le directeur de L’Humanité. La veille de la déclaration de guerre, l’homme charismatique et pacifiste en est la première victime.
La Première Guerre mondiale a tôt fait d’effacer l’événement. En 1919, l’assassin enfin jugé est même acquitté par la cour d’assises de la Seine, comme si la victoire de 1918 lui avait donné raison (Il a tué Jaurès, Dominique Paganelli, Éditions de La Table Ronde, 214p. – 16 €).
Mais le temps passe, et Jaurès entre au Panthéon en 1924. Léon Blum se réclame de son héritage et reconnaît en lui « une pureté d’âme, une limpidité de cœur qui étaient, par moments, presque enfantines ».
Aujourd’hui, un siècle après sa mort, Jaurès s’impose encore comme une figure tutélaire, un prophète laïc sacrifié sur l’autel de la République, et pourtant convaincu de transcendance.
Homme de conviction, il ne cesse de prêcher cette fraternité gravée au fronton des mairies, cette « humanité » qui devient le titre de son journal. Ce pourfendeur de l’institution ecclésiale, ce socialiste militant de la séparation de l’Église et de l’État, a foi en l’homme. Et peut-être en Dieu, aussi. Pourvu que celui-ci échappe aux définitions dogmatiques et aux images pieuses…
Né à Castres (Tarn) en 1859, et issu d’une famille bourgeoise, Jean Jaurès se montre très vite brillant. Reçu premier à l’École Normale Supérieure devant un certain Henri Bergson, futur philosophe de la religion bien moins spirituel, Jaurès devient enseignant à Albi, puis Toulouse, où il découvre l’engagement politique.
Parallèlement, il écrit de nombreux articles dans La Dépêche et poursuit ses travaux philosophiques. En 1892, il publie enfin une thèse sous le titre énigmatique De la réalité du monde sensible. Le jeune socialiste s’y révèle être aussi spiritualiste :
En dehors de la vie mystique, toute vie n’est que misère.
S’il s’est quelque peu écarté de la pratique catholique familiale, il a néanmoins accepté de se marier religieusement avec Louise Bois, tandis que ses enfants Louis et Madeleine sont baptisés. Et, pourtant , plus Jaurès avance en politique, plus il veut se démarquer de l’Église : « Je suis, depuis l’adolescence, affranchi de toute religion et de tout dogme », déclara-t-il en 1911.
Dieu en cause
L’affaire est plus complexe qu’il n’y paraît, et Jaurès pourrait bien être le premier « catho de gauche », s’il ne réfutait toute étiquette. Il est vrai que le socialisme se veut à l’époque plus révolutionnaire que réformateur. La grève des mineurs de Carmaux (Tarn) – qui sera durement réprimée – pousse Jaurès dans les rangs insurgés : élu à l’Assemblée nationale dès 1893, il devient vite un ténor de la cause sociale.
« Ni Dieu ni maître » serait donc, selon la formule d’Auguste Blanqui, le nouveau credo du député ? Pas si sûr : en 1891, Jaurès estimait que « les vrais croyants sont ceux qui veulent abolir l’exploitation de l’homme par l’homme ». Changement de ton aux côtés de ses pairs ; il ne mâche pas ses mots :
Le christianisme, parce qu’il contient un principe d’autorité, est la négation de tout droit humain et un principe d’asservissement intellectuel déclare, du haut du perchoir, un des fervents artisans de la loi de séparation de l’Église et de l’État. Mais le même homme pourra aussi écrire en 1901 : « Je ne suis pas de ceux que le mot Dieu effraie ».
Révolution religieuse
Finalement, n’est-il pas simplement un grand spirituel anticlérical, un prophète pas très catholique ? « L’image de Jaurès a été déformée, aspirée par les combats politiques, souligne aujourd’hui le philosophe et assomptionniste Jean-François Petit. Or, c’est un homme épris de justice, défendant la cause des pauvres, croyant envers et contre tout à un monde réconcilié, même encore à la veille de la Grande Guerre ». Autant de valeurs évangéliques… que Jaurès épouse mais ne reconnaît pas dans l’institution ecclésiale.
Il est vrai que l’époque n’est guère favorable : c’est la pleine période de l’Église du Syllabus (1864) qui rejette toute idée de progrès. Trop timide encore dans la défense des pauvres et des ouvriers en dépit de l’encyclique Rerum novarum (1891), le christianisme de l’élite et du pouvoir est antidreyfusard et belliqueux.
« L’Église cautionne les injustices ou la politique coloniale, explique Sophie Viguier-Vinson, co-auteure avec Éric Vinson de Jaurès le prophète (Ed. Albin Michel, 310p. ; 20 €). Pour Jaurès, le socialisme constitue une vraie révolution religieuse : la justice ici et maintenant n’est pas seulement un programme politique ; c’est pour lui un principe divin. »
Publié par Christophe Henning
Édité par Cécile Picco
Publié dans Pèlerin n° 6869, le 24 juillet 2014
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