Inégalité
S’il y a un temps pour l’accablement et un temps pour la colère, autant faire qu’ils se rejoignent et se confondent.
Temps de l’accablement
Creusement continu des inégalités, progression et aggravation de la pauvreté, violence sociale à travers le chômage et la précarité, démantèlement de la protection sociale, médecine à deux vitesses avec ce que cela entraîne comme entraves croissantes à l’accès aux soins, SDF et mendicité scandaleusement exposés dans l’espace public comme le déchet naturel, et somme toute normal, du seul système économique pertinent et qui figurent la menace de déclassement et d’exclusion pesant jour après jour sur les catégories les plus faibles ; mais aussi fragilisation de plus en plus marquée de la citoyenneté par l’affaiblissement inexorable de l’État devant les intérêts privés, par sa soumission aux dogmes et aux ukases du marché et, consécutivement, par son renoncement à incarner le bien commun : triple démission de l’intérêt général dont témoignent en premier lieu la rétractation, la paupérisation et la dénaturation des services publics ; à quoi s’ajoutent le dénuement éducatif et culturel, l’exclusion des plus jeunes par défaut de formation, la vindicte orchestrée contre les minorités vulnérables qui se trouvent systématiquement ciblées en raison de leur origine et de leur couleur de peau… le paysage autour de nous n’évoque plus la fracture sociale mais, encore plus gravement, une multiplication des traumatismes sociaux et sociétaux, tous profonds et violents, et, corrélativement, l’édification de barrières que les groupes, les classes et les corps érigent autour d’eux dans une aspiration, ou une résignation, à un mode réinventé d’apartheid et dans un enferment haineux, et potentiellement agressif, de chacun dirigée contre tous. Classes menacées contre classes dangereuses, le capitalisme a de tout temps pratiqué cette sociologie-là qui en pratique seconde si bien la défense de son pouvoir : sa version présente, son actualisation, épouse un mot d’ordre qui parvient à l’emporter en cynisme en ce qu’il étaye la marche arrière sociale vers la précarité et la pauvreté sur l’exhortation et l’injonction faites aux démunis et aux exclus de se faire la guerre entre eux.
Sur les sommets de la pyramide sociale, d’où partent, vers toutes celles et tous ceux qui subissent la régression sociétale et la désintégration du contrat social, les sommations inlassablement répétées d’avoir à se résigner à la dureté des temps et aux sacrifices que celle-ci impose, autrement dit d’avoir à se plier sans hésitation ni murmure aux réalités et aux contraintes auquel le nouvel ordre économique mondial et mondialisé enjoint de se soumettre, il n’est question d’aucun renoncement, d’aucun effort, d’aucun partage. Ni solidarité ni égalité, fût-ce seulement dans le moment d’une épreuve commune, n’y sont concevables. Simplement parce que ce sont là les deux mots qui sont depuis toujours ignorés et bannis, sinon haïs, dans cette caste et parmi les multiples cercles d’intérêts qui gravitent autour d’elle.
Observation à laquelle on reprochera peut-être son caractère doctrinaire mais que conforte et valide le spectacle quotidien de mon paysage urbain ; j’habite une banlieue des plus favorisée, il est vrai (et je le confesse).
Face à cette ‘’crise’’ dont on ne cesse pas de sortir, ou d’annoncer qu’on va sortir, depuis quatre décennies – variante : face à la perte de compétitivité ou au regard du pacte de stabilité – quel renoncement, quel effort, quel partage sont consentis, ou supportés, par ces citoyens opulents qui circulent en luxueuses et volumineuses limousines germaniques, ou dans ces imposants SUV et autres 4x4 de très haut de gamme lancés intrépidement à l’aventure dans les avenues des beaux quartiers parisiens ou de la banlieue Ouest ; sans parler des possesseurs de Porsche ou de Ferrari (dont je vois au moins un spécimen chaque jour) ?
Confrontation du possédant et de l’inégalité dont il prospère.
Et qu’éclaire cette formule de Saint-Just, qui me frappe plus encore par sa justesse que par son implacabilité :
« L’opulence est une infamie ».
Temps de la colère, cette fois.
Didier Lévy