Le sacré et la sainteté
Le sacré est une notion complexe. N’étant ni anthropologue, ni sociologue ou ethnologue, je suis surtout intéressé par l’usage qu’en fait la révélation chrétienne. Que devient cette notion de sacré quand elle est reprise dans la foi chrétienne ? La révélation chrétienne reprend les données religieuses mais les retravaille selon son génie propre, du moins est-ce là ce que l’on est en droit d’attendre de la réflexion théologique. La révélation chrétienne ressaisit et transforme le fond religieux de l’homme. Le christianisme est d’une certaine manière « la religion de la sortie de la religion » comme le dit Marcel Gauchet 1.
La société sécularisée est très embarrassée de cette notion. Ainsi on nous parle de désacralisation comme si le sacré devait disparaitre et disparaissait. Mais voilà que périodiquement on nous annonce son retour. Si vous ne l’avez pas vu partir vous êtes très étonnés de son retour ! Et plus encore des réactions que cela suscite. Pour les uns, le retour du religieux est salué comme une bonne nouvelle, comme la planche de salut de l’Eglise ! Curieuse réaction tout de même ! Pour d’autres c’est comme si on plongeait dans les affres de l’obscurantisme. Cela suffit à montrer que cette notion est objet de toutes sortes d’interprétations… et de quelques fantasmes.
Une notion difficile à cerner
La notion de sacré est difficile à appréhender. Beaucoup anthropologues de la religion lui accordent une importance considérable. D’autres n’en parlent même pas comme si cette donnée était trop religieuse et donc un peu taboue pour des hommes de science. Pourtant les hommes, au long de l’histoire de l’humanité, disent faire une expérience du sacré. Et même dans les sociétés sécularisées où les religions ont perdu de leur visibilité, ressurgissent des formes de sacré souvent sans dire leur nom. Il suffit de regarder une cérémonie d’ouverture des jeux olympiques, lesquels ont de tout temps eu une coloration religieuse, ou encore l’entrée au Panthéon. On prévoit l’entrée de quatre nouveaux héros nationaux, dont deux héroïnes. La République laïque va célébrer prochainement quatre apothéoses, nom par lequel on désignait à Rome la divinisation de l’empereur à sa mort lors de son entrée au Panthéon ! Même le langage est sans équivoque !
Ceux qui parlent du sacré n’ont pas la même approche selon leur discipline, et parfois même se combattent en ignorant ou en faisant semblant d’ignorer la pluridisciplinarité. Ainsi le sacré ne se découvre pas de la même manière aux yeux d’un sociologue qui forcément sera plus attentif à ses manifestations sociales comme Durkheim, ou chez un psychologue qui s’intéressera plus à la manière dont le sacré est vécu par un individu, ou à un ethnologue comme Lévy Strauss qui manifestera plus d’attention aux formes du sacré dans une culture donnée ou un métaphysicien qui sera plus à la recherche de la dimension transcendante, voire transhistorique de cette notion, comme Eliade par exemple. On pourra aussi se demander d’où provient cette notion de sacré, au sens de ce qui la fonde. Selon Camille Tarot, « le concept du sacré est conçu par les anthropologues contemporains comme la réponse à un ensemble d'expériences propres non seulement aux sociétés archaïques et traditionnelles mais aussi à toutes les autres cultures qui leur ont succédé 2 ».
Sacré et profane
Le plus simple et peut-être le plus fondamental est peut-être de prendre comme point de départ la définition qu’en donne Durkheim 3 : « Le sacré est ce qui n’est pas profane ». Cette définition offre l’avantage de mettre ces deux notions en vis-à-vis mais aussi en dépendance l’une de l’autre. Elle établit une limite entre ces deux domaines mais aussi pose par le fait même la question de leurs points de jonction. Cette limite se donne à voir par exemple dans la délimitation de l’espace sacré : le naos du temple est son espace sacré 4. La profanation est précisément l’introduction d’un objet ou d’une personne profane dans l’enceinte sacrée. Emile Durkheim : « Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent, et les choses profanes étant celles auxquelles ces interdits s'appliquent et qui doivent rester à l'écart des premières. La relation (ou l'opposition, l'ambivalence) entre Sacré et Profane est l'essence du fait religieux. »
Evidemment cette séparation va engendrer des jeux de différentiation, de rapprochement, de franchissement autorisé, d’apprivoisement, de domestication du sacré et aussi de transgression etc. On mettra en place des rituels et des personnages aptes à approcher du sacré. Tout un jeu autour du sacré va s’organiser.
Manifestation transcendante
Toutefois, l’approche de Durkheim trop exclusivement sociologique ne suffit pas à rendre compte de ce phénomène complexe. Le sacré se présente aussi à un individu ou à un groupe comme « la manifestation de quelque chose de tout autre, d’une réalité qui n’appartient pas à notre monde ». Cette dimension transcendante ne renvoie pas nécessairement à la divinité mais au sacré en tant que manifestation d’une réalité invisible, transcendante, mystérieuse, manifestation que Mircéa Eliade désignera du nom de « hiérophanie » 5. Ainsi en certains lieux le sacré se manifeste. Il est transcendant et d’une autre nature que la réalité quotidienne. L’homme appréhende le sacré dans l’expérience qu’il en fait. Il s’agit donc dans ce cas d’une expérience subjective, diversement nommée, et qui est au fondement des religions. Voilà pourquoi le premier élément qui caractérise le sacré est cette réalité invisible, transcendante, mystérieuse qui se manifeste. Elle a reçu des noms divers et fait l’objet de nombreuses représentations et croyances. L’anthropologie religieuse fait le constat que tout au long de leur histoire, et jusque dans la préhistoire, les hommes disent faire cette expérience 6. Le sacré, selon Eliade, semble devoir être admis comme une donnée constitutive de la condition humaine, c'est-à-dire comme : "une catégorie universelle de toute conscience humaine", face à sa finitude et à sa condition de mortel. C’est du moins ainsi qu’il tranche le débat entre ceux qui pensent qu’il ne s’agit que d’une étape dans l’histoire de l’humanité et ceux qui selon sa formule pense que c’est un pli de la conscience.
Une expérience subjective
La manifestation du sacré suscite en l’homme des sentiments divers : l’étonnement, l’admiration, la crainte, l’effroi. Rudolph Otto dans son livre célèbre 7 Le sacré a particulièrement mis en lumière ce sentiment, le tremendum lorsque l’homme est en présence de ce qu’il appelle le « numineux ». Il est en fait disciple de Schleiermacher, ce grand philosophe trop méconnu à qui la philosophie de la religion doit beaucoup et qui disait que le religieux était l’expérience de l’infini dans le fini qui ne relevait ni de l’agir ni de la pensée mais de l’intuition 8. Cette intuition fait faire à l’homme l’expérience de sa finitude. Otto a largement repris cette pensée.
L’homme en présence du sacré est renvoyé à sa finitude. Il peut faire l’expérience d’une sorte de saisissement, en tout cas de déférence et de respect, devant un lieu, un objet, une manifestation qui le dépasse et qui le renvoie vers un au-delà, devant lequel il se sent démuni. Cette expérience peut susciter en lui de l’effroi et elle s’accompagne d’un certain nombre d’interdits.
Les objets sacrés
Le premier élément que nous avons enregistré est donc la manifestation transcendante du sacré. Il n’y a pas de sacré qui ne soit dépassement et ouverture vers une transcendance. Le second élément que nous devons prendre en compte est l’objet dans lequel le sacré se manifeste. Il peut se manifester dans un espace, une grotte par exemple. La personne doit alors pouvoir bénéficier de la sacralité de ce lieu et aller éventuellement toucher le rocher. Mais elle doit aussi être tenue à distance car ce lieu est sacré et ne doit pas être profané. « Cette terre que tu foules est une terre sainte », est-il dit à Moïse.
L’objet sacré peut être la statue du dieu par exemple que seuls les prêtres sont habilités à toucher, à sortir le matin et rentrer le soir comme les prêtres égyptiens, ou bien encore une coupe, un morceau de pain, de l’eau sacrale etc. Mais tout élément de la réalité peut devenir le lieu de cette manifestation : un arbre, de l’eau, une montagne, un personnage, le cosmos lui-même. « En manifestant le sacré, un objet quelconque devient autre chose sans cesser d’être lui-même », dit Mircéa Eliade.
Les hommes de tous les temps ont considéré des objets comme sacrés. Est-ce que pour autant ils étaient dans l’idolâtrie au sens propre du mot à savoir en confinant la sacralité dans l’objet ? Ou bien cet objet sacré n’était-il pas une ouverture vers un au-delà de l’objet, vers une divinité que l’on ne considérait pas nécessairement comme contenu dans l’objet ou enfermée dans le temple ? La question se pose du rapport entre le sacré et le symbolique. Est-ce que l’objet sacré est symbolique au sens fort du mot ou bien est-il une matérialisation du sacré ?
La médiation
Telle est précisément la fonction médiatrice de l’objet sacré. Ce qui détermine un troisième élément du sacré, à savoir la fonction de médiation de cet objet. Elle est rendue possible par le fait qu’il appartient toujours au monde profane alors même qu’il est investi d’une réalité invisible. L’objet sacré médiatise une relation de l’homme avec cette puissance obscure, transcendante. Il entre en contact avec elle à travers cette médiation d’un objet, d’un personnage. Cette définition est le propre d’un symbole qui est un élément du réel et qui a vocation à signifier, plus exactement à représenter ce auquel on n’a pas accès, l’invisible. Le symbole médiatise. L’objet sacré médiatise la relation à une transcendance. Dans ce cas on peut reprendre la définition d’Augustin « signe visible d’une réalité invisible. » Peut-être est-il aussi moins un symbole qui médiatise vers un ailleurs qu’une manière de contenir le sacré dans un objet, un lieu. En ce cas il permet à l’homme une sorte de mainmise sur le sacré et des manipulations diverses pour s’assurer un certain pouvoir sur ces formes obscures et ultimement sur la transcendance elle-même.
Les rituels du sacré
Cette domestication du sacré est à l’œuvre dans toutes les religions instituées. Elles ont comme fonction de réguler le sacré et de permettre la relation de l’homme avec le sacré. Quand le sacré n’est pas encadré dans des formes de la religion, on est présence de ce que Bastide appelle le sacré sauvage. 9 Il surgit sans avoir l’encadrement mythique et rituel de la religion. Il peut se manifester par exemple dans des formes de voyance, de divination. La pythie de Delphes relève du sacré sauvage, jusqu'au moment où on la coiffe avec le monumental temple d’Apollon et un corps sacerdotal chargée d’interpréter ce qu’elle dit !
Cette domestication du sacré se fait précisément par les formes de la religion : des textes sacrés et des rites. Cette domestication permet d’agir sur le sacré et d’acquérir une certaine maitrise mais aussi de protéger les individus du sacré, en le contenant dans un lieu, dans un temps, et avec des personnages chargés de s’en occuper. Ainsi se dégage l’espace profane où l’homme peut vivre une fois qu’il a satisfait à ses obligations envers le sacré.
Il le fera en déterminant des espaces sacrés, des moments sacrés, des objets sacrés et au moyen de rituels précis qui tout à la fois le protègent du sacré et lui permettent de s’en approcher. Cette expérience du sacré donnera naissance à des mythes, récits sacrés et symboliques dans lesquels il exprime sa vision de cette réalité transcendante, ses représentations de l’homme et du monde. Symboles, mythes (textes sacrés) et rites sont des constantes du sacré 10.
La critique chrétienne du sacré
Le sacré est ambivalent. Il peut susciter chez les hommes des sentiments de crainte, d’effroi qui peuvent l’aliéner, y compris dans sa relation au divin. La peur peut le conduire à multiplier toutes sortes de sacrifices pour se rendre les dieux favorables, s’assurer la protection du divin ou expier ses égarements. C’est la raison pour laquelle, si ces données d’anthropologie religieuse ne peuvent être ignorées car elles sont profondément inscrites en l’homme, elles ne peuvent pas non plus être adoptées purement et simplement en théologie chrétienne. On doit éviter un double écueil : la méconnaissance ou le rejet de ces données d’anthropologie religieuse au nom d’une nécessaire critique théologique de la religion, ou bien leur adoption sans qu’elles soient « travaillées » de manière originale par la foi chrétienne.
Je voudrais aborder ce second point plus proprement théologique et dire combien la révélation chrétienne modifie et déplace ces données bien qu’elles demeurent incontournables. J’ajouterais volontiers que l’on voit d’autant mieux l’originalité de la foi chrétienne lorsqu’en théologie on revient constamment aux données de l’anthropologie religieuse. Je pense en particulier aux sacrements de l’initiation chrétienne. Pendant des lustres et aujourd’hui encore la théologie des sacrements n’a pas fait l’effort suffisant pour prendre en compte ces données d’anthropologie religieuse et on a fait comme si le baptême était le seul rite aquatique, comme s’il n’y avait pas des repas sacrés dans les autres religions, comme si le sacrifice ne traversait pas toutes les cultures. Bref comme si le christianisme pouvait ignorer les autres religions. Et paradoxalement, dès lors que l’on ne situe pas la religion chrétienne dans le lien de continuité et de transformation des données d’anthropologie religieuse, on réduit la religion chrétienne à n’être qu’une religion qui fait nombre avec les autres. Et on la comprend moins bien dans sa singularité si on ne voit pas comment tous ces éléments sont mis en travail par la révélation chrétienne.
Où s’opère le renversement ?
Dans la révélation juive et chrétienne, Dieu se révèle indifféremment dans le sacré et le profane. Selon la Bible Dieu se révèle à Abraham dans une simple histoire de descendance, d’âge et de fécondité. Dans l’Exode il révèle son visage comme celui qui fait sortir de la terre d’Égypte, chez les prophètes se trouvent quelques vigoureuses critiques de la religion, critique des sacrifices ou des prophéties, ou autres : « que m’importe tes sacrifices : si j’ai faim je n’irais pas te le dire, le monde m’appartient », dit Dieu.
Quant à Jésus il dira explicitement, au péril de sa vie que le temple n’est pas le temple. Il lui substituera le corps. « Détruisez ce temple et en trois jours je le rebâtirai ». Il le payera de sa vie. On ne touche pas impunément au sacré. On ne remet pas si facilement en cause les fondements de la gestion du sacré car l’homme entend bien en garder la maitrise. Contrairement au Baptiste auprès de qui il a commencé sa prédication, il n’est pas hostile au temple. Le Baptiste qui aurait dû par tradition être dans le temple de Jérusalem, se tient à distance et refuse les formes du sacrifice qui sont au fondement de la vie du temple. Mais on n’oubliera jamais que Jésus commence sa prédication dans l’ère de Jean le baptiste. Certes lui on le verra au temple mais quand il entre dans le temple, il renverse les tables des changeurs. En fait Jésus déplace l’espace sacré du temple fait de main d’homme à la sacralité de l’homme et de son corps. Comme le dit l’auteur de la lettre aux hébreux : il inaugure un nouveau culte. Il trace une voie nouvelle.
Il opère le même déplacement, dans la lignée des prophètes, à propos des fêtes et du sabbat en particulier et donc du temps sacré. Sa liberté par rapport au sabbat est une annonce messianique et elle opère un déplacement dans le rapport au temps. La révélation met fin à la partition du temps entre un temps sacré et un temps profane. La totalité du temps a vocation à être sanctifié.
La conversion du sacré
Nous sommes en présence d’une conversion du sacré à la sainteté. L’étymologie elle-même appelle ce travail. En fait, la même racine indoeuropéenne sak qui signifie ce qui est réel, existant, ouvre deux registres différents : le sacré et le saint. Cette distinction se retrouve en grec Hieros/hagios, en latin Sacer/sanctus, en arabe Haram/Quddush. « Dieu seul est saint ». La sainteté ne se dit pas des objets. Elle caractérise le divin dans le judaïsme puis dans le christianisme. Dieu seul est saint. Puis par extension est saint ce qui est garanti par le divin. La notion de sainteté pourra donc s’appliquer à des personnes qui participent du divin. On pourra décréter de quelqu’un qu’il est saint. On reconnaît alors qu’il participe à la sainteté de Dieu. Or précisément, l’invitation biblique adressée à l’homme l’appelle plus loin que la fréquentation du sacré. L’homme est appelé à « être saint comme Dieu lui-même est saint ». Cela ne se fera pas sans une transformation de la relation au sacré, parfois même subversive. L’évangile nous en fournit de multiples exemples, comme nous venons de l’évoquer à propos du temps et de l’espace, les deux catégories fondamentales.
Nous ne dirons pas qu’il n’y a plus de sacré ! Il ne s’agit ni de nier le sabbat, ni le temple, ni aucun objet sacré, mais de les ouvrir sur une relation d’alliance qu’ils ont vocation à signifier et à servir. C’est à cette condition que le sacré prend sa juste place dans un culte « en esprit et en vérité ».
L’appel à la sainteté tend vers la divinisation de tout l’homme. Il ne s’agit plus seulement de vivre des temps sacrés, des temps rituels qui mettent en contact avec le divin mais de considérer que l’ensemble de l’histoire indépendamment de temps religieux particuliers est une histoire qui a vocation à devenir une histoire sainte. Il n’y a plus le temps consacré à la divinité et le temps profane mais toute l’histoire est appelée à être vécue dans ce contact avec le divin. La sainteté est un attribut de Dieu seul auquel l’homme a part par sa proximité avec Dieu. Dans la révélation juive et chrétienne, Dieu peut se révéler dans le temps sacré mais aussi bien dans le temps profane. La catégorie fondamentale n’est plus le temps sacré en tant que temps délimité, mais le Kairos, c’est à dire l’irruption du divin dans l’humain, jamais prévisible qui peut se faire dans le temple ou en dehors, dans le temps prévu de la prière et du sacrifice ou dans le temps le plus ordinaire. La révélation chrétienne transfigure et transcende les catégories aussi bien du sacré que du profane.
Nous ne sommes pas dans un rapport de rejet du sacré et partant de ces données religieuses qui appartiennent au fond commun de l’humanité et qui habitent probablement le cœur de tout être humain. Nous sommes dans une conversion de ces données anthropologiques fondamentales. La révélation chrétienne efface la séparation et appelle un travail de conversion constant du sacré vers la sainteté. Nous voyons d’ailleurs souvent des régressions du christianisme à ces formes sacrales, ce que le théologien Paul Tillich qualifie de démonisation. Au fond en régime chrétien, il y a deux dérives possibles, soit la profanisation du temps si bien que tout est profane. la conséquence en est un désenchantement du monde, de soi, de la vie. Le monde s’effondre ou s’enlise dans la réalité des apparences. Soit la sacralisation qui fait perdre la dimension de l’histoire sainte, en enfermant le sacré dans des rites et en perdant le sens de l’histoire comme histoire de salut.
Nous voyons ces deux tentations sous nos yeux. La sacralisation peut éventuellement attirer du monde car elle fait appel au fond de l’humanité, à des données archaïques. Nous voyons sous nos yeux cette tendance à l’œuvre et d’autant plus que dans la sécularisation des sociétés, ressurgit comme par réaction liée à la sécularisation ce retour des formes sacrales. Les sociologues savent désormais que la sécularisation produit dans le même temps des formes de sacralité. Nous le voyons très bien dans les religions aujourd’hui, y compris dans la religion catholique. Beaucoup peuvent être dupes, confondre religieux et chrétien et s’imaginer que l’on est dans de la foi chrétienne intense alors que l’on n’est que dans du religieux sacral et que l’appel évangélique à la conversion du religieux n’a pas encore été entendu.
Le très saint sacrement
On pourrait illustrer le propos par de multiples exemples. J’en retiens un seul. Le très saint sacrement de l’autel. L’expression est un peu désuète ! Pourtant si elle était vécue comme elle est énoncée on éviterait bien des dérives. On ne dit pas le « sacré sacrement » ! Si on disait le « sacré sacrement », on enfermerait la présence du divin dans l’objet même qui le représente, le rend présent. On serait dans l’idolâtrie qui se caractérise précisément par cet enfermement qui offre l’avantage à l’homme de croire qu’il a une maitrise sur le divin, en l’occurrence sur le Christ prisonnier du tabernacle, comme le disait un ancien cantique … C’est le risque d’une dérive catholique..
Inversement le risque d’une dérive protestante est non plus le sacré mais le profane. On aurait alors une profanisation par perte de la réalité de la présence et par symbolisation au sens le plus restreint du mot. On est alors en présence d’une simple évocation, d’une pâle figure. La désacralisation a abouti non à la sanctification mais à la profanisation.
La sacralité est le risque d’une dérive catholique, la profanité est le risque d’une dérive protestante. Or l’expression dit à juste titre que ce n’est pas « le sacré sacrement » mais « le saint sacrement ». Le mot sacrement renvoie de la réalité qui est vue et célébrée à l’invisible : du pain au corps du christ et aussi du pain au corps du Christ en tous ces états. Le pain est alors le sacrement du corps du Christ qu’est l’Église, l’humanité (Origène), le corps de mon conjoint, mon propre corps etc… Donc on est bien en présence du « saint sacrement ». En rigueur de terme je dois dire en saine théologie que le Christ est « sacramentellement présent », et pas uniquement présent. Et comme si cela ne suffisait pas, on ajoute qu’il est non seulement saint mais très saint, non seulement sacrement mais très sacrement… !
Et comme l’eucharistie est la clef qui nous ouvre le sens profond de la vie, on pourrait presque dire le passe-partout, si nous comprenons cela, nous avons compris que la révélation chrétienne nous situe dans un rapport neuf et original au sacré et à la dimension religieuse de l’homme tout autant qu’au profane et à l’ordinaire des jours.
Christian Salenson
ISTR Marseille
1 – Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie.
2 – Camille Tarot, Le symbolique et le sacré, éditions la découverte, 2008.
3 – Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Quadrige, PUF.
4 – Dans l’architecture du temple égyptien, le naos est la partie essentielle, le saint des saints, seuls le Pharaon et les prêtres qui agissent en son nom peuvent y pénétrer.
5 – Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Gallimard.
6 – Julien Ries, Traité d’anthropologie du sacré, Desclée, 1992 ; Les chemins du sacré dans l’histoire, Aubier, 1981, et la trilogie Symbole, mythe et rite, constantes du sacré ; L’homo religiosus et son expérience du sacré ; L’homme et le sacré, Éditions du Cerf.
7 – Rudolph Otto, Le sacré, Payot.
8 – Schleiermacher, Discours sur la religion à ceux de ses contempteurs…
9 – Roger Bastide, Le sacré sauvage.
10 – Julien Ries, op.cit.