Un franc-maçon face au sacré
Si je devais résumer en quelques mots ma vision du sacré, je dirais : « C’est le Saint des Saints qui est en chaque être humain », le lieu intérieur où l’être humain va nommer ce qui le transcende, le lieu par lequel il va reconnaître l’autre, et le lieu qu’il va reconnaître en l’autre pour l’aimer.
Cependant, avant de développer ma pensée, je souhaiterais attirer l’attention sur le titre que j’ai donné à cette communication : « Un franc-maçon face au sacré » et non pas « Le franc-maçon face au sacré ». C’est un franc-maçon parmi d’autres qui partage avec vous l’expérience de sa vie, il ne peut englober toutes les franc-maçonnes et tous les francs-maçons dans ce qu’il va exprimer, et ceci pour deux raisons. L’une apparaîtra, je l’espère, au fil de mon développement : la relation avec le sacré me semble être d’ordre totalement intime et personnelle. L’autre raison est plus factuelle : il y a en France et dans le monde trois principaux rameaux de la franc-maçonnerie, dont les spécificités sont bien différentes.
La branche anglo-saxonne exige de ses membres la croyance en un être suprême et en l’immortalité de l’âme et s’oriente vers des actions de bienfaisance souvent très significatives, sans grand travail d’étude et de recherche en commun au-delà de la simple fraternité. Une deuxième branche, la plus connue en France où elle occupe fréquemment les médias, se veut un atelier de réflexion pour la réforme de la société, d’où une relation forte avec la politique et le pouvoir, avec son efficacité mais aussi ses dangers. Le XIXe siècle anticlérical lui a légué une action de défense de la laïcité que l’on pourrait qualifier à tout le moins de « militante ».
Entre les deux se situe le rameau auquel j’appartiens, une franc-maçonnerie bien moins connue, mais très pratiquée en France comme dans le monde, que l’on appelle « cossaise ». Catholique à ses débuts, elle s’est ouverte à toutes les croyances, religieuses, agnostiques ou athées, et fut marquée selon moi, au tournant du XIXe siècle, par de nombreux frères de la religion de Moïse. Cette franc-maçonnerie se veut une « École Mutuelle » à travers laquelle les cœurs et les consciences des sœurs et des frères évolueront, s’élargiront, de façon à ce que dans la vie ils changent les cœurs autour d’eux, et que ces cœurs éveillés changent le monde.
Ces trois rameaux ont cependant des racines en commun : ce sont des enfants du Siècle des Lumières. Qu’est-ce-que les Lumières ? Emmanuel Kant a répondu magistralement à cette question en 1784 avec son retentissant « Sapere Aude ». Kant aurait pu utiliser Cogitare, penser, le cogito ergo sum de Descartes. Il ne l’a pas fait. Il aurait aussi pu utiliser Scire, savoir, d’où nous vient le mot science. Non, il a choisi le verbe Sapio de l’homo sapiens, sapere, dont la signification était initialement goûter avec ses sens et évolua ensuite vers le jugement, le discernement.
« Ose discerner, nous dit-il, Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! ». Il ajoute, réaliste, « peu nombreux sont ceux qui ont réussi à se dépêtrer, par le propre travail de leur esprit, de l’état de tutelle et à marcher d’un pas assuré ». C’est ce que nous voulons faire, libérer notre pensée des tutelles et tenter d’assurer notre marche. Il me semble qu’il manque cependant quelque chose au limpide exposé de Kant si l’on veut vraiment rendre compte des Lumières. Au Siècle des Lumières les mêmes hommes se pencheront sur ce qui ne se clivera que très progressivement en deux domaines séparés, recherche scientifique d’un côté et philosophie de l’autre : Berkeley, Boyle, Newton, Leibnitz, Buffon, d’Alembert…
Cette recherche scientifique balbutiante s’appuiera non seulement sur la liberté de la pensée, mais aussi, et surtout, sur la rigueur et la cohérence de la pensée. L’appropriation progressive du discernement, « l’aurore de la raison » que décrit Voltaire dans Le philosophe ignorant, sera donc fondée à la fois par la revendication de la liberté de conscience et par la recherche des moyens d’une rigueur de raisonnement. Cette cohérence de la pensée et de la vie est pour nous, pour moi en tout cas, un besoin, une nécessité majeure, et je crois que nombre de nos concitoyens en ressentent cruellement le manque.
Liberté du discernement, rigueur de la pensée, cohérence de la vie, qu’est-ce que cela a à faire avec le sacré ? Est-ce même compatible avec la perception du sacré ? S’affranchir de toute tutelle pour vérifier par soi-même, comme l’apôtre Thomas, appliquer une rigueur toute cartésienne à sa pensée, vouloir une cohérence entre sa vie matérielle et spirituelle, sa pensée philosophique et sa réflexion scientifique, est-ce antinomique avec une vision du sacré ? La raison est-elle incompatible avec la foi, c’est toute cette question récurrente qui est posée.
Mon expérience personnelle me dit que non, ce n’est pas antinomique, bien au contraire, même si le chemin est encore plus long et malaisé que ne l’envisageait Kant. Car au bout du chemin on entrevoit une notion de sacré bien plus profonde, bien plus vécue, bien plus réelle et véritable, une perception de la Transcendance et de l’Immanence qui vous emplit et éclaire votre vie dans l’harmonie parce qu’elle est intime et personnelle, que vous l’avez construite, reconnue et acceptée vous-même.
C’est sur ce point, je crois, que la franc-maçonnerie Ecossaise, que je vis, se distingue des deux autres. En effet elle se situe au confluent du courant de pensée issu des Lumières, dont nous venons de parler, avec un autre grand courant qui a traversé l’humanité, et même toutes les religions du livre : la Gnose néoplatonicienne. Il ne s’agit bien entendu pas des Gnostiques qui prétendent nous révéler leurs élaborations abstraites et détaillées sur l’organisation des cieux, mais bien de cette quête de la Connaissance personnifiée par Plotin ou par les livres d’Hermès, issus selon Louis Ménard de la secte de moines judéo-grecs d’Alexandrie, les Thérapeutes, à peu près à la même époque que l’évangile de Jean.
« Je suis le Pasteur de l’Homme, l’esprit souverain ; que veux-tu entendre et voir, que veux-tu apprendre et connaître ? Je veux, répondis-je, être instruit sur les êtres, comprendre leur nature et connaître Dieu ». Ainsi commence le Poïmandrès, premier livre d’Hermès, exposant en quelques mots cette longue quête qu’est la Gnose. Pour Plotin le principe dynamique de l’Esprit est l’Un : « De l’Un vient pour l’Esprit une multiplicité… » et la Gnose est la connaissance de l’Un.
« Comment verra-t-on cette beauté immense… il faut cesser de regarder et, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre, et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage» Ainsi Plotin nous explique, dans les Ennéades, que l’esprit humain engagé dans cette quête doit s’écarter de l’intelligence discursive des grecs, pour se rapprocher d’une intelligence essentiellement intuitive, « car c’est parce que la vision est lumière et parce qu’elle est unie à la lumière qu’elle voit la lumière » C’est exactement dans cette quête de la Lumière que s’engage le nouveau franc-maçon qui entre dans nos loges écossaises.
Je ne suis pas du tout gêné de dire que nous rejoignons ainsi le constat, que l’on comprend comme un appel, formulé par Benoît XVI et le Pape François dans l’encyclique Lumen Fidei : « Ainsi l’homme a-t-il renoncé à la recherche d’une grande lumière, d’une grande vérité, pour se contenter des petites lumières qui éclairent l’immédiat, mais qui sont incapables de montrer la route ». Je me sens aussi tout à fait en phase avec cette autre merveilleuse image de la même encyclique : « la foi se transmet, de personne à personne, comme une flamme s’allume à une autre flamme ».
La seule différence, mais elle est de taille, est que je ne peux admettre, comme l’exprimait Jean Paul II dans Fides et Ratio, que « la raison, au sommet de sa recherche, admet comme nécessaire ce que présente la foi ». Je ne peux, ni ne veux, accorder de prééminence à l’une de mes deux grandes aspirations sur l’autre. Notre franc-maçonnerie se veut au confluent des Lumières et de la Gnose, ni d’un côté, ni de l’autre, mais au confluent. Elle l’a exprimé à Lausanne en 1875 : « La Franc-maçonnerie proclame, comme elle l’a proclamé dès son origine, l’existence d’un principe créateur, sous le nom de Grand Architecte de l’Univers… Elle n’impose aucune limite à la recherche de la Vérité, et c’est pour garantir à tous cette liberté qu’elle exige de tous la tolérance… ».
Ainsi notre « École mutuelle », le travail régulier qui s’opèrera en nous même, et les échanges constants en loge au moins deux fois par mois, n’apporteront jamais de réponses toutes faites ou révélées. Ces travaux nous permettront, « comme une flamme s’allume à une autre flamme », de partager nos difficultés, nos questionnements, nos réponses éventuelles, de nous ouvrir à de nouvelles questions, mais aucune réponse ne sera jamais imposée à personne. Chacun se construira dans la plus grande liberté, et la plus grande rigueur, chacun se révèlera à lui-même ses propres réponses, dans un cheminement intime et personnel, qui verra bien des doutes et des remises en questions, et qui n’aura pas de fin…
La foi qui se construit ainsi n’a rien d’une croyance, d’une dépendance à quelque doctrine que ce soit. C’est une lumière qui éclaire l’esprit, et apporte la force et la dynamique qui soutiendront l’action de chaque frère vers ce qui constitue son espérance. Elle réside dans le cœur de l’homme, et nulle part ailleurs, et exprime sa vision, à la fois confiante et agissante, du monde, de l’homme et du destin de l’humanité. On voit cependant que cela n’exclut aucunement une foi religieuse, si elle est vécue en vérité.
Reste une question essentielle : cette position au confluent de la pensée libre et de la quête du Principe (qu’on l’appelle Dieu, Allah, l’Un, ou qu’on se refuse à le nommer) est-elle tenable ? Élargissons la question, car elle me paraît essentielle : la pensée libre, avec la rigueur scientifique que lui a associée l’Histoire, conduit-elle inéluctablement à la libre-pensée, au positivisme athée ? Est-il possible de concevoir librement l’idée d’une Transcendance tout en conservant la cohérence, la rigueur et la logique de sa pensée ? C’est pour moi une question essentielle car l’être Sapiens, discernant, que nous cherchons à être, ne peut accepter d’incohérence dans sa pensée, mais il lui est en même temps nécessaire d’insérer sa vie et sa mort dans une réalité plus large qui leur donne un sens.
Il me semble, au-delà de la conscience d’avoir conscience, que l’être humain se distingue du monde animal par ce que j’appellerai le désir des collines éternelles. Reprenant à mon compte, bien que je ne partage pas cette religion, le nom que l’Église Catholique donne à l’Esprit Saint, le Désiré des Collines Éternelles, j’appelle ainsi le besoin de sens qui réside au cœur de chaque être humain. Il s’agit, au fond, de l’émergence de l’Esprit sur la Matière. Au delà des soucis de la vie matérielle, nous voulons comprendre où et pourquoi nous vivrons et nous mourrons, pourquoi nous perdrons tant d’êtres chers, et quel est le sens de tout cela. C’est là encore un manque dont souffrent cruellement nombre de nos contemporains.
Il me paraît possible d’engager la quête spirituelle de ce qui nous dépasse, de ce qui nous transcende, quête de la Transcendance et donc de ce que nous considèrerons comme sacré, sans renoncer à notre logique et à notre cohérence intérieure, et sans recourir obligatoirement aux révélations d’une religion. Mais il y faut deux conditions. D’une part se libérer vraiment des tutelles, en particulier des tutelles intérieures, et d’autre part percer le voile de la matérialité.
N’y a-t-il pas des chaînes intérieures qui brident notre recherche de la Vérité et dont il convient de tenter de se libérer ? Ces tutelles intérieures ont porté le nom d’Esprit objectif chez Georg Wilhelm Hegel, d’Aliénation chez Karl Marx, d’Inconscient chez Sigmund Freud et Carl Gustav Jung, d’Habitus social chez Pierre Bourdieu. Fort opportunément, il semble bien que le seul fait d’accepter l’existence de ces forces profondes, d’y être attentif, permet progressivement de les faire affleurer à la conscience et donc d’espérer les maîtriser un petit peu mieux.
On entend ici l’écho de la voix de Socrate : "Ainsi, mon cher Alcibiade, suis mes conseils, et obéis au précepte écrit sur la porte du temple de Delphes : Connais-toi toi-même » Le gnoti seauton attribué au plus ancien penseur grec, Thalès, trouve encore aujourd’hui son application par delà trente siècles d’histoire. L’ouverture de notre champ de conscience vers l’intérieur de nous-même, la découverte progressive et la reconnaissance de notre vérité intérieure, qui est la clé d’une vraie liberté de penser, est une condition nécessaire à cette conversion du regard que suggère Plotin pour « être instruit sur les êtres, comprendre leur nature et connaître Dieu ».
La deuxième condition est aussi un éveil de la conscience, non plus vers l’intérieur cette fois, mais vers l’extérieur. La pensée, aussi rigoureuse soit-elle, qui ne s’applique qu’au monde matériel ne pourra être que matérialiste. Mais est-ce la seule réalité ? Si l’on ouvre sa conscience, son regard, vers la part de l’univers qu’on ne voit pas au premier abord, si l’on accepte de s’ouvrir vers la complexité infinie du minéral, du végétal, de l’animal, de l’humain, du spirituel qui nous entoure au-delà des apparences, alors je crois que la porte peut s’ouvrir vers une perception librement et logiquement construite de ce qui nous dépasse, de ce qui nous transcende, de ce qui donnera un sens à notre vie, en d’autres termes vers une spiritualité.
La où le matérialisme cartésien d’Auguste Comte ne voyait que la matérialité apparente de la vie, nous pouvons voir des êtres, des émotions, des relations, des pensées, tout un monde spirituel. C’est un effort permanent pour arriver à considérer les événements de sa vie ou de celle des autres, ceux de sa ville, de son pays ou de son entreprise, avec les yeux de la spiritualité et non ceux de la matérialité, en une vision plus large et plus profonde.
Cette réalité ineffable qui nous dépasse et nous transcende, dans laquelle nous pouvons inscrire le sens de notre vie, je l’ai trouvée chez Spinoza : « Deus sive Natura ; Dieu, c’est-à-dire la Nature ». Et Spinoza ajoute dans son traité de la réforme de l’entendement : « le souverain bien est d’arriver, avec d’autres individus s’il se peut, à cette nature supérieure. Quelle est donc cette nature ? Nous montrerons qu’elle est la connaissance de l’union qu’a l’esprit avec la nature entière ». L’union qu’a notre esprit avec « la nature entière », là est l’essentiel, à condition d’inclure dans la nature, d’abord et avant tout, ceux qui la peuplent : les autres, l’Autre.
Notre démarche n’est pas non plus éloignée de celle de Maître Eckart lorsqu’il explique : « Entre la déité et Dieu, la différence est aussi grande qu’entre le ciel et la terre… la déité devient Dieu lorsque les créatures disent Dieu… ». Nous partageons aussi sa conception de la Connaissance, que ne renierait pas Plotin : « La Connaissance et l’intellect unissent l’âme à Dieu ; L’intellect atteint l’être pur, la Connaissance avance, fait une percée, et va devant… Les Maîtres disent que la Connaissance a pour condition la ressemblance ou l’égalité. Les Maîtres disent que l’être et la Connaissance sont tout un. »
Les conséquences qu’en tire Maître Eckart sont magnifiques et inspirent directement ma perception du sacré : « Il est tellement Un et si simple, ce petit château-fort dans l’âme que ce n’est qu’autant qu’il est Un et simple, sans mode ni propriété, que Dieu pénètre dans cet un que j’appelle un château-fort dans l’âme… Ce petit château-fort dans l’âme, je dis parfois qu’il est une puissance de l’esprit qui seule est libre… parfois je dis que c’est une lumière de l’esprit, parfois je dis que c’est une petite étincelle… ». Même si personnellement je n’utilise pas le mot d’âme, ce « petit château-fort » qui est en chaque être humain est pour moi le lieu le plus sacré de la terre, c’est le Saint des Saints qui est en chacune et chacun d’entre les humains.
C’est dans ce lieu profond que nous pouvons formuler pour nous-même, et nous-même seulement, le nom de l’Éternel, c’est à dire tenter de formuler notre propre perception de la Transcendance et élaborer ainsi la spiritualité qui, fondant notre discernement, guidera nos pas dans la vie. Mais en outre, et c’est également essentiel, la reconnaissance en l’autre de cette « petite étincelle », de cette « lumière de l’esprit », est le fondement de la dignité humaine et de l’amour qui doit régner entre les hommes.
La découverte par l’être humain de tout ce qui dépasse son égoïsme matériel dans sa relation avec l’autre, quand il le reconnaît comme un autre lui-même et non plus un concurrent ou une proie à asservir, trouve sa source la plus profonde et la plus solide dans cette reconnaissance que « l’être humain, tout en étant infime par rapport à l’univers, porte en lui-même un reflet de cette Grande Lumière ».
C’était le message d’amour prêché par Jeshuah sur les routes de Galilée, et c’est ma perception du sacré : le Saint des Saint est en chaque être humain.
Louis Trébuchet
ancien Grand Maître Adjoint de la Grande Loge de France