Le sacré, le judaïsme… et moi

Publié le par Garrigues et Sentiers

Si bien des courants de pensée considèrent que nous sommes sur terre pour endurer une existence misérable et que tout finit par s’arranger une fois que nous passons de vie à trépas, le judaïsme ne se situe pas dans une telle dichotomie.

Pour lui, le bonheur n’attend pas le monde à venir, il se vit d’abord ici et maintenant. Le shabbat est précisément un jour, le plus sacré de tous, où le bien-être et le plaisir des sens (dans tous les sens du terme) trouvent leur apothéose. Ainsi le monde matériel et le monde spirituel s’y trouvent intimement liés. Comme chez les chrétiens j’imagine, tout être humain dispose d’un corps – une enveloppe éphémère qui est mise à notre disposition le temps de notre mission sur terre – et d’une âme dont la plus belle appellation hébraïque est la Néchama, insufflée par D., autrement dit une partie de lui-même, éternelle par essence. Pour que cette Néchama s’élève, il nous faut impérativement étudier. Pas la maçonnerie ou la musique, parbleu ! Nulle question de travail ou de distraction ici ! Non, il faut nous investir dans les textes sacrés, pour le dire simplement la loi écrite – la Torah qui est le livre révélé à Moïse par l’éternel au Mont Sinaï – ainsi que la loi orale, le Talmud qui concentre l'essentiel de la pensée hébraïque et se présente comme un commentaire de la loi écrite. D’ailleurs, soyons clairs : étudier ne suffit pas ! Il nous faut sans attendre mettre en œuvre ce qui est prescrit et ainsi nous comporter en hommes et en femmes vertueux. Le judaïsme n’a rien contre la pensée, mais nous ne sommes jugés que sur nos actes ! Les obligations envers notre prochain sont, à ce titre, au moins aussi importantes que les exigences envers D. En suivant de tels préceptes, celle ou celui qui rend service aux autres – cela se dit le Hessed en hébreu – gagne la vie éternelle.

Quand on évoque le sacré, on pense donc en premier lieu aux livres sacrés, qui nous mènent à la connaissance. Mais, chose étrange, le sacré se décline ensuite dans tous les gestes de la vie, dans les jours de fêtes comme dans les jours ordinaires. D’abord, évitons un contre sens : la fête chez les juifs n’a rien à voir avec le réveillon ou la sortie de confettis. Pour le dire autrement, elle est à de rares exceptions 1 tout le contraire d’un lâcher prise ou d’un défoulement collectif.

À Rosh Hashana, jour de l’an de notre calendrier, fête redoutable parmi toutes puisque nous y sommes jugés et inscrits (ou non) dans le livre de la vie, la table de la maison est garnie de toutes sortes de mets : la pomme et le miel pour que l’année soit douce, la grenade pour que nous multipliions les bonnes actions à l’image des graines innombrables de ce fruit, une tête de poisson pour être à la tête, comprenez un guide à l’égard des nations… Comme on le voit, chaque aliment caractérise un souhait ou un engagement. En les consommant, nous créons un lien direct entre le monde d’en-bas et celui d’en-haut.

Il en est de même à Pessah 2, à l’occasion du récit de la sortie d’Égypte. De nouveau, la table domestique regorge d’ingrédients pour le moins insolites : une galette 3, du céleri, des herbes amères, quatre verres de vin, et j’en passe…Tous ont une signification qui va bien au-delà de l’illustration quasi enfantine d’événements millénaires. Par exemple, chaque verre de vin symbolise une étape vers la liberté, la quatrième étape étant celle qui tisse une passerelle entre la créature et son créateur.

   Le sacré, le judaïsme… et moi

On retrouve le rôle primordial de la nourriture lors de la cérémonie de deuil 4. Ici, le fait de manger un fruit de la terre, un fruit de l’arbre, un gâteau, un œuf et de boire du vin (encore !) contribue à l’élévation de l’âme du défunt. Pour accéder d’un monde à l’autre, nous aurions donc besoin d’objets transitionnels. Quand il ne s’agit pas d’aliments, un animal sacrifié peut jouer ce rôle de passeur. Les sacrifices ne se pratiquent plus au sens strict depuis la destruction du second temple édifié au temps du roi Salomon. Ils avaient une triple vocation : celui de pardonner (l’expiation d’une faute), celui de remercier D. et celui de marquer sa confiance indéfectible envers lui. Sur ce dernier point, l’exemple qui me vient à l’esprit est celui de l’agneau que les Hébreux font cuire – en provoquant ainsi les Égyptiens, qui considèrent justement cet animal comme sacré – pour montrer leur émancipation et leur croyance en l’Éternel, comme Abraham prêt à sacrifier Isaac. C’est avec le sang de ce même agneau qu’ils vont protéger chacune de leur maison et ainsi empêcher le Pharaon de mener à bien son funèbre dessein : la mise à mort de tous les premiers-nés.  

La dernière façon de transmettre un message vers le monde d’en haut est la parole. La prière possède ainsi ce pouvoir d’atteindre le sacré. Reprenons un instant la situation de deuil. Entre le constat du décès et l’enterrement (de 24 à 48 heures) les proches des endeuillés se relaient sans discontinuité en chantant des psaumes, de manière à maintenir intacte la Néchama (l’âme divine) de la personne disparue. Parallèlement aux événements exceptionnels, nous prions dans toutes les circonstances de la vie. Même dans les instants les plus personnels. Lorsque nous allons aux toilettes, nous prions. Lorsque nous nous apprêtons à avoir une relation intime avec notre conjointe ou notre conjoint, nous prions encore. Chaque fois, le corps nous permet de remercier D. parce que nous sommes vivants, bien portants et comblés, le corps nous permet d’atteindre au spirituel, donc au sacré. C’est à se demander s’il est possible de faire quelque chose en catimini. Vous parlez d’une intimité…

Il arrive que la prière d’un seul être puisse profiter à toute la communauté. Celui qui se marie devient un homme complet (il n’était donc qu’une moitié d’homme jusqu’alors). Mieux, il est apparenté ce jour-là à un roi qui va bénir son peuple et amplifier considérablement de par son statut la portée de son message. Mais le plus souvent la prière ne constitue vraiment une force que si elle est collective : dix hommes constituent « le minyan », un nombre suffisant pour communiquer efficacement avec D.

Ainsi le passage du monde terrestre vers le monde spirituel est rendu possible par les aliments que nous consommons, les sacrifices que nous effectuons et les prières que nous proclamons. Nous commettons aussi sûrement un sacrilège en nous conduisant comme des imbéciles, en mangeant n’importe quoi, en maltraitant gratuitement des bêtes ou en parlant de travers. Lashon hara – qui signifie la médisance en hébreu – creuse un fossé irrémédiable entre l’homme et D. Décidément, entre le sacré et la profanation, il n’y a qu’un pas.

Que penser de tout cela ?

D’abord que les divergences entre les religions monothéistes sont sans doute ténues dès que l’on touche au sacré.

Ensuite qu’un travail utile (je repense à ce maçon qui bâtit des maisons) ou l’art dénué de tout intérêt vital (le musicien qui cherche à jouer de son instrument le mieux possible) sont des expériences a priori strictement matérielles mais qui peuvent in fine atteindre une authentique dimension spirituelle, pour peu que l’on prenne la peine de s’y investir à fond. Je ne vois donc pas pourquoi on cantonnerait le sacré aux seuls livres, commentaires et usages autorisés.

Enfin que même un juif peu pratiquant comme moi, attaché farouchement à son libre arbitre, peut être séduit par une philosophie de vie selon laquelle la responsabilité que l’on a envers autrui est sacrée, que consacrer sa vie à aider d’abord et avant tout son prochain constitue la meilleure raison d’être utile sur cette terre. Je ne sais pas si cela donne droit au bout du compte à la vie éternelle. Je crois surtout que l’on peut faire des actes humanistes de façon désintéressée, sans être obnubilé par la récompense suprême.

Et si l’on considère que le don de soi pour les autres peut parfois nous donner en retour ce qu’il y a de plus sacré au monde (à mon sens), à savoir un ami, l’effort consenti n’a pas de prix. Rappelons-nous que malgré toutes les souffrances que lui a infligées Satan, Job a tenu bon grâce à l’unique antidote qu’il possédait encore : ses amis ! Il a résisté à la profanation et s’est montré envers et contre tout fidèle à D. parce qu’il ne s’est jamais senti seul au monde. Cette idée d’avoir nous-mêmes besoin des autres pour nous en sortir au présent et éventuellement sauver notre âme plus tard me parle beaucoup. Ainsi, peut-être parce que je l’ai vécu il y a quelques jours à peine la symbolique montrant tous les amis, enfants, petits enfants et arrière petits enfants accompagner une mamie centenaire vers son dernier voyage en chantant à l’unisson, m’émeut et me fait croire en la force d’un groupe, certains diraient l’intelligence collective, même s’il y a peu d’intelligence dans tout cela, mais essentiellement du sensible.

Une vie laissant un peu de place au sacré c’est selon moi celle où nous nous montrons plus sensibles et solidaires envers l’autre. Autrement dit, ce qui est sacré c’est la rencontre et la force qui peut en résulter, quitte à être un peu secoués par le phénomène. L’autre, c’est l’enfer, proclame à tue tête Jean-Paul Sartre.

Je dirais plus modérément que l’autre nous met à coup sûr le bazar dans nos habitudes. Il chamboule notre routine et notre confort.

Si je fais un vœu, je ne peux que vous souhaiter d’y prendre goût et d’y sacrifier pour cela un peu de vos sacrés rituels.

Cela en vaut la peine !

Éric Penso

1 – La fête de Pourim où nous devons être ivres au point de confondre le bien et le mal
2 – La Pâque juive
3 – La matsa
4 – La Shiv’ah, se déroulant pendant sept jours

 

Publié dans DOSSIER LE SACRE

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