Le sacré et le profane : une opposition apparente
La séparation de l’espace
Les trois religions monothéistes reconnaissent l’importance du pèlerinage vers des villes considérées comme sacrées, Jérusalem, Rome, La Mecque. La liste est longue de ces lieux privilégiés habités, selon les traditions, par le souffle divin. Faut-il alors penser que le reste du monde ne reçoit jamais l’appel de Dieu ?
Jacob endormi avec pour chevet une pierre nue, rêve de l’échelle qui unit le ciel et la terre, où montent et descendent les anges. Au réveil il s’écrie : « Dieu habitait en ce lieu et je ne le savais pas ». Il appellera alors ce coin de désert Bethel, maison de Dieu. Est-ce que cela signifie que Dieu n’habitait qu’en ce lieu sacré ? Tout l’espace alentour serait vide de sens, étranger au divin, espace profane ? Mais voici que Jacob se présente devant Dieu dans un nouveau rêve, alors qu’il parcourt encore le désert pour échapper à Laban. A l’aube, Jacob appellera la maison qu’il a construite à l’endroit où il a passé la nuit, Mahanaïm, la double demeure. A la fois maison de Dieu et maison de l’homme ordinaire, à la fois lieu sacré et lieu profane. L’opposition entre le sacré et le profane n’était qu’apparente.
« Toute la terre est remplie de son Nom » souligne encore la Bible. Et dans sa prière de dédicace du Temple qu’il a fait bâtir, Salomon souligne que les cieux et les cieux des cieux ne peuvent contenir le divin et encore moins cette maison qu’il a édifiée. Dieu ne peut se résumer à un seul lieu, même le plus vénéré. Emmanuel Levinas refuse « les bosquets sacrés de l’attachement aux lieux » et parle même de « paganisme des lieux ». Et le rabbin israélien Epstein dira :
« Jérusalem n’a d’importance que parce que c’est là qu’il a été dit que Dieu n’est pas seulement à Jérusalem, mais partout ».
Malgré le rôle du pèlerinage à La Mecque, cinquième pilier de la sagesse, l’Islam ne limite pas le divin à un seul lieu. Une sourate du Coran le montre : « De quelque côté que tu te tournes, là se trouve le visage de Dieu »
Le christianisme ne limite pas non plus l’adoration de Marie à Lourdes ou Fatima. C’est à chacun de sanctifier n’importe quel lieu par sa prière, et son amour.
L’opposition entre sacré et profane sépare-t-elle le temps ?
Dans l’articulation de la semaine le Chabbath est le plus souvent reconnu comme jour sacré, jour de prière et de recueillement plus que jour dit de repos. Le reste de la semaine se limite-t-il au profane, éloigné de toute référence au divin ? Le temps sépare-t-il à jamais les jours sans Dieu et les jours sacrés ? De même le jour de Kippour, « le chabbath des chabbath », jour de l’expiation et de l’amour de Dieu et du prochain, la rédemption de Franz Rosenzweig, laisse-t-il dans l’ombre profane le reste de l’année ? Pour Rosenzweig tous les jours de l’année sont « des demeures dans le temps où l’Eternel est invité ». Pour lui le temps doit se compter toujours par deux. Le jour de Kippour, la demande de pardon pour l’année écoulée est déjà dirigé vers l’année à venir. Kippour, comme le chabbath, marquent l’union entre les jours passés et les jours à venir. Le temps n’est jamais profane, jamais séparé du sacré. Les fêtes juives ne célèbrent pas une rupture avec la vie quotidienne, les jours considérés comme profanes, mais des moments d’intensité, de crainte et de tremblement comme le dit le Psaume 2 : « Aimez Dieu dans la crainte et réjouissez vous dans le tremblement ».
Le dépassement de l’opposition entre le sacré et le profane
Réserver la fête des morts à un seul jour pourrait permettre de ne plus honorer les morts tout au long de l’année, de ne penser à sa propre mort qu’une seule fois par an, comme une sorte d’abcès de fixation salutaire. La séparation entre le sacré et le profane pourrait aussi jouer le même rôle. Les fêtes religieuses délivreraient les hommes pressés de vaquer à leurs activités quotidiennes et « sous le fouet du plaisir » de « quérir des remords dans la fête servile » comme le dit Baudelaire, pendant les jours ordinaires, les jours profanes. Le sacré en s’écartant du profane mettrait en place une sorte de divertissement pascalien. Puisque je remplis mes devoirs envers Dieu quelques jours par an, dans certains points limités de l’espace, me voici tranquille le reste du temps, dans le cadre rassurant d’un profane providentiel.
Le mot hébreu avoda désigne à la fois le travail de tous les jours et le service de Dieu et pour André Neher, la prière. Il unit alors les tâches du quotidien et le face à face avec le divin, le profane et le sacré. Lorsque le Deutéronome 30,19, demande au fidèle de « choisir la vie », il ne sépare pas la vie quotidienne de la vie religieuse. Un autre verset du même livre précise : « Mes commandements ne sont pas éloignés de toi, ni hors de ta portée. Ils sont dans ta bouche et dans ton cœur afin que tu les mettes en pratique ». C’est la pratique de tous les jours et dans tous les lieux qui permet encore d’unir le profane et le sacré. « De réaliser Dieu dans le monde », comme le dit Martin Buber, en donnant réalité, sens et espérance, ici et ailleurs, maintenant et demain, aux deux commandements de la Bible juive, reconnus comme les plus grands par Yéchoua-Jésus : le Deutéronome 6,4 : « Tu aimeras l’Éternel ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir » et le Lévitique 19, 18 : « Tu aimeras ton prochain et ton lointain comme toi-même », sans tenir compte d’une quelconque séparation entre jours et lieux profanes ou sacrés.
Marcel Goldenberg