Le sacré chez les peintres primitifs siennois du 14e siècle
L’histoire de la peinture a atteint un de ses sommets avec les peintres siennois du 14e siècle. On les a appelés les peintres primitifs italiens, d’un terme quelque peu dévalorisant, par contraste avec les peintres de la Renaissance, qui vont marquer le siècle suivant. L’histoire de l’art a heureusement évolué, et reconnait maintenant dans l’Ecole siennoise un grand moment de création artistique, marqué par quelques uns des grands noms de l’histoire de la peinture : Duccio di Buoninsegna, Simone Martini et les frères Ambrogio et Pietro Lorenzetti, pour s’en tenir aux plus célèbres.
Le sacré chrétien et la peinture
Cet art original, qui va s’étendre sur 150 ans, de la fin du 13e siècle au milieu du 15e, souvent appelé désormais « gothique international », se caractérise non seulement par ses qualités esthétiques, mais aussi par sa valeur religieuse : c’est un art complètement inspiré par la foi chrétienne, ses peintres sont non seulement de grands artistes, mais des hommes profondément habités de l’intérieur par le sens du sacré leur venant de la spiritualité chrétienne. Ils sont à mi-chemin entre deux grands ensembles : la tradition byzantine, avec son hiératisme et son admirable beauté formelle, et la peinture de la Renaissance, qui reproduira souvent encore des sujets religieux, mais dont le centre d’intérêt sera devenu l’homme. Basculement décisif vers la modernité, basculement déjà très clair vers la fin de la chrétienté : la foi chrétienne a cessé d’être l’inspiratrice réelle de la vie des hommes.
Pour les artistes siennois, comme avant eux pour les architectes des cathédrales romanes et gothiques, le monde est tout entier à comprendre à partir de Dieu. Leurs tableaux représentent des saints, ou des scènes de l’Évangile. C’est un monde déjà transfiguré, baignant dans la lumière divine.
La tradition byzantine
Leur art est très influencé par la tradition byzantine, qui donnera naissance à l’art des icônes. Byzance, demeuré grand foyer de civilisation et de culture après la disparition de l’Empire Romain en Occident, a créé, après la grande crise de l’iconoclasme, un art totalement inspiré par une conception mystique de la foi chrétienne : il est possible de représenter le Christ, la Vierge et les saints, puisqu’ils ont vécu une vie humaine. Mais on ne peut le faire que selon des règles très strictes, car ils sont désormais dans la gloire divine, qu’on ne peut évoquer que par des symboles. On évoque cette gloire divine par un fond doré. De plus, les vêtements, les visages, les couleurs, la composition générale doivent manifester que les figures représentées sont désormais dans un autre monde, le monde de Dieu, où règne la paix, la sérénité et la lumière.
Cette « manière byzantine » influence profondément les premiers maîtres de la peinture en Occident au 13e siècle, Pietro Cavallini à Rome et Cimabue à Florence. Ils seront les précurseurs de l’Ecole siennoise.
Duccio di Buoninsegna
La visite de la Galerie des Offices, à Florence, commence par un éblouissement : dans la même salle, trois chefs-d’œuvre de la peinture, trois tableaux très semblables : La Madone à l’enfant entouré de saints, par Cimabue, Duccio et Giotto. On est saisi d’émotion par la majesté, la dignité, la grandeur, de ces trois œuvres.
Approchons de plus près la Madone de Duccio : la construction générale, le fond doré, les anges tout autour du trône de la Vierge, l’admirable manteau bleu, l’attitude assez hiératique, tout manifeste l’influence de la tradition byzantine. Tout parle du sacré.
En même temps, le léger sourire de la Vierge, la vivacité des gestes de l’enfant, l’élégante bordure dorée du manteau, les couleurs rouges, laissent entrevoir qu’on est déjà dans un autre univers, marqué par la tendresse, la délicatesse et une certaine fantaisie des couleurs.
Mais l’œuvre la plus célèbre de Duccio se trouve à Sienne, dans l’Opera del Duomo. La Maestà, entourée de scènes de la vie du Christ, est à compter parmi les dix œuvres les plus marquantes de l’histoire de la peinture. Les scènes de la vie du Christ sont sans doute, avec les mosaïques de la Cathédrale de Monreale en Sicile, les plus belles, les plus émouvantes, les plus proches de l’esprit de l’Évangile.
La composition continue à s’inspirer des modèles byzantins, la dimension sacrée, l’ouverture à un monde transfiguré sont toujours manifestes, mais Duccio introduit aussi la douceur des visages, la délicatesse des attitudes, la somptuosité des couleurs, la virtuosité des lignes. Un chef d’œuvre où se conjugue l’admirable maîtrise d’un grand artiste et la profondeur spirituelle d’un grand croyant.
Simone Martini, à Sienne et à Avignon
Quelques années plus tard, Simone Martini (1284-1344) prolonge l’inspiration de Duccio. Sa Maestà, sans doute influencée par la précédente, trône dans le Palais Public de Sienne.
Son Annonciation, à la Galerie des Offices de Florence, conserve l’équilibre déjà relevé entre la tradition byzantine et la novation siennoise : de la tradition byzantine proviennent le fond doré, la présence des anges, le grand manteau bleu de la Vierge. Mais Simone Martini introduit aussi vitalité et émotion : dans le mouvement de la Vierge, saisie d’effroi devant le message reçu, le livre ouvert entre ses mains, le vase avec un lis au milieu du tableau. C’est bien un style nouveau, tout d’élégance et de finesse, c’est bien une manière nouvelle de faire percevoir la dimension sacrée de l’événement le plus marquant pour la foi chrétienne, l’Incarnation du Fils de Dieu.
On retrouve les mêmes traits distinctifs dans la très belle Vierge à l’enfant de la Pinacothèque de Sienne : la tradition byzantine commande la construction générale, le fond doré, les rehauts d’or sur le manteau bleu de la Vierge. Mais le visage de la Vierge est modelé avec une douceur inconcevable auparavant, l’enfant Jésus est plein de vie avec son visage joufflu, ses cheveux bouclés, la légèreté de son habit violet.
On est bien dans l’évocation d’un monde sacré, mais ce sont des personnalités humaines, bien vivantes, qui sont représentées.
Simone Martini deviendra si célèbre qu’il sera appelé à Naples, puis à Avignon, où le Petit Palais conserve une petite œuvre de lui, et beaucoup d’œuvres de ses disciples.
La fidélité à un style
Les collaborateurs, puis les disciples et les successeurs de Simone Martini resteront fidèles à ce style, tous profondément animés par la spiritualité chrétienne. Ils diversifient les sujets empruntés aux Évangiles ou à la vie des saints, ils font peu à peu davantage place au pittoresque, mais leur inspiration et leur talent sont toujours au service de l’expression du mystère chrétien dans ce qu’il a de transcendant. Les deux frères Pietro et Ambrogio Lorenzetti joueront un grand rôle dans la décoration des basiliques d’Assise. Au point que Vasari est allé jusqu’à voir dans l’art d’Ambrogio « le plus haut moment atteint par le réalisme médiéval italien ». Après la terrible peste de 1348, ce style siennois reprendra et continuera encore pendant un siècle, jusqu'à Sassetta et Sano di Pietro (Sienne, 1405-1481), qui en plein développement de la peinture de style Renaissance, reste fidèle aux idéaux de son École : dans sa Madone en majesté avec l’enfant et dix saints (à la Pinacothèque de Sienne), on retrouve la profondeur religieuse, la sérénité du mystère, toujours exprimés par l’élégance des formes, le raffinement des habits à motifs floraux, la diversité des couleurs et la vivacité de la narration.
Mais on ne peut pas ne pas mentionner, avant ce milieu du Quattrocento où tout va basculer vers de nouveaux styles, beaucoup moins sensibles à la dimension du sacré, la grande figure à Florence de Fra Angelico (1400-1455), un autre sommet de l’art religieux, juste avant la fin de ce qu’on a appelé le Moyen Âge.
Jacques Lefur