L’intelligence de croire
Dans son dernier ouvrage d’entretiens, particulièrement stimulant, le jésuite et philosophe Paul Valadier s’exprime sur l’intelligence de croire. Pour cet homme – dont l’œuvre importante nous a appris, entre autre, à relire Nietzsche 1 – si « la foi éclaire l’intelligence, elle ne dispense pas de son exercice, elle ne fait pas échapper aux nombreux risques à affronter qu’implique un tel exercice ! En ce sens, elle n’est jamais suffisante, elle n’est jamais seule (...). Elle nous provoque à assumer notre humanité culturellement située ». Ces réflexions l’amènent à dénoncer vigoureusement « toute prétention à construire une contre-culture catholique », illusion source de fortes tentations des Églises qui s’érigeraient en contre-société : « C’est la pâte humaine qu’il faut faire lever, et non pas chercher à former de petits groupes d’élus heureux de se retrouver entre eux ou soi-disant « modèles » inaccessibles pour les autres » 2.
Ainsi, pour Paul Valadier, le danger actuel pour le Christianisme « viendrait plutôt d’une invasion du sentimentalisme, d’une pratique du fusionnel, tellement sensible dans les groupes fondamentalistes ou charismatiques » qui conduit « à une excessive domination des fondateurs ou des directeurs sur les adhérents. Il est sûr à cet égard qu’une valorisation excessive de l’obéissance religieuse laisse trop souvent démuni devant les volontés de puissance, ou tout simplement la bêtise des supérieurs » 3.
Pour éviter ces dérives, Paul Valadier insiste sur la nécessité pour le chrétien, et plus généralement pour tout être humain, d’être capable de vivre dans une tension correspondant à la dualité de notre condition humaine au lieu de la fuir dans un fidéisme non critique ou un rationalisme plat : « La dualité est essentielle à la condition humaine et chrétienne, ne serait-ce que celle de l’homme et de la femme, tellement centrale dans toute société. Ces diverses dualités entre corps et esprit, nature et culture, raison et foi doivent être maintenues et voulues en tant que telles : toute disparition de l’un des termes aboutit à un écrasement de la richesse du réel » 4.
Le danger des sociétés qui se croient accomplies parce qu’elles répondraient à une Loi révélée n’est pas l’apanage des religions de la certitude excluant le doute. Non seulement, les totalitarismes et les nationalismes du XXe siècle – dont hélas les événements d’Ukraine nous montrent qu’ils sont toujours actuels – y ont succombé, mais il menace également nos démocraties : « À trop affirmer qu’elles s’instituent dans une autonomie en quelque sorte acquise ou établie, elles risquent bien de s’affaisser sur elles-mêmes dans la fausse conscience qu’elles ont atteint un degré en quelque sorte indépassable du développement humain » 5.
Lorsque, à la fin de l’ouvrage, son interlocuteur lui demande de définir « la pointe du christianisme », Paul Valadier répond ceci : « De manière un peu abstraite, je dirais que le christianisme tient dans cette expression : jamais l’un sans l’autre. Jamais Dieu sans l’homme, jamais l’homme sans Dieu, en Christ d’abord, mais en chacun de nous ensuite, jamais l’homme sans la femme, jamais l’âme sans le corps, jamais le spirituel sans le temporel » 6.
Bernard Ginisty
1 – Paul Valadier : Nietzsche et la critique du christianisme, Éditions du Cerf, 1974 ; Nietzsche, l’athée de rigueur, Éditions DDB, 1975 ; Jésus-Christ ou Dionysos. La foi chrétienne en confrontation avec Nietzsche, Éditions Desclée 2004 ; Nietzsche. Noblesse et cruauté du droit, Éditions Michalon 1998.
2 – Paul Valadier : L’intelligence de croire. Entretiens avec Marc Leboucher. Éditions Salvator, 2014, pages 49-50.
3 – Idem, pages 60-63.
4 – Idem, page 58.
5 – Idem, page 24.
6 – Idem, pages 236-237.