L'icône, lieu du sacré
Le septième concile œcuménique de 787 introduit l'icône, une des traditions que transmet l'Église, comme l'empreinte du modèle représenté, s'accordant à la lettre au message de l'Évangile et servant à la confirmation de l'incarnation, réelle et non fantomatique, du Verbe de Dieu.
Nous allons développer cette triple définition, et donner des explications.
1- L'icône est l'empreinte du modèle représenté
La prière de l'iconographe transmise oralement depuis le Moyen-Age, et qui fut transcrite au XVIIIème siècle par Denys de Fourna, moine au Mont Athos, quand la tradition risquait de se perdre, commence ainsi :
« Seigneur Jésus Christ notre Dieu, indescriptible dans ta nature divine, tu as assumé une nature descriptible, pour le salut de l'homme, en ces derniers temps, en t'incarnant ineffablement de la Vierge Marie, Mère de Dieu et de l'Esprit Saint. »
Comme le dit saint Paul 1 :
« (Le Christ) est l'icône du Dieu invisible. »
Le patriarche Cyrille d'Alexandrie, au Vème siècle, aborde avec infiniment de respect le mystère de l'engendrement du Fils Unique de Dieu :
« Dieu est toujours parfait, toujours ce qu'Il est (...) sa substance même rayonne toujours le Fils : en qualité d'empreinte, Il a Celui qui est enraciné en Lui substantiellement de par sa nature. » 2
Le Christ est une empreinte vivante. La suite de la prière de Denys de Fourna dévoile comment le Christ a transmis l'empreinte de son visage pur au roi Abgar d'Édesse, éclairant progressivement son âme jusqu'à « ta connaissance, toi, notre vrai Dieu », et comment la Vierge Marie sa mère, a béni l'apôtre Luc qui réalisa la première icône faite de main d'homme après la Pentecôte. Comme l'a formulé saint Jean Damascène, au VIIIème siècle, le Christ est le premier type d'icône de Dieu, le plus élevé, et l'icône telle que nous l'entendons est le quatrième type dans l'ordre de la sainteté décroissante.
Pour simplifier, on peut avancer que de même que le Christ est l'empreinte du Père, de même l'icône du Christ tend vers l'empreinte du Christ.
Le Patriarche Nicéphore, en lutte contre l'iconoclasme, a formulé au IXème siècle les conditions de l'écriture iconographique, qui fait pendant à l'écriture Sainte.
« (L'inscription iconographique) fait entrevoir dans les apparences la mimétique des personnes qui en sont les modèles. (…) Chez les anciens, le verbe inscrire, grapsai, employé pour dire graver, n'est pas loin de ce concept. » 3
Ce n'est pas une inscription qui enferme :
« Quand un saint est inscrit (iconographiquement) sur un mur ou sur une planchette, il n'y est pas circonscrit, ce qu'il est seulement dans le lieu propre, de sa circonscription. C'est qu'il y a un abîme entre ces deux modes 4 […] Car l'homme est toujours dans le lieu, dans le temps et dans la compréhension, et puisqu'il est affecté d'une nature circonscrite, il s'ensuit nécessairement que cette nature ne peut être traversée par le moindre vide […] 5. En somme, dans le monde en chute, la forme humaine est circonscrite. Le Christ en s'incarnant et plus encore en acceptant la croix, a accepté la circonscription, mais ayant aussi part à l'incirconscription, sa mort et sa Résurrection introduisent en nous un temps d'arrêt, de vide à ce monde pour tendre vers l'autre monde. Ce vide n'est pas étranger à ce que saint Paul qualifie de kenôsis (le retrait). C'est la porte étroite, par laquelle Christ nous conduit à l'origine de la vie, d'où viennent les hypostases. »
La création de l'icône se place précisément à cette limite entre ce monde et l'au-delà.
2 - L'icône s'accorde à la lettre au message de l'Évangile
L'icône s'accorde à la lettre au message de l'Évangile d'une part par son sujet, qui ne doit pas s'écarter de l'Écriture Sainte, et d'autre part, par la façon dont elle est écrite selon la structure sacrée des Ecritures Saintes (Genèse 1, Isaïe, saint Jean) en sept étapes. Ici, le message est aussi le medium.
La structure en sept étapes pour définir et inscrire l'espace sacré de l'icône :
1 – Définir le cadre à l'intérieur duquel s'inscrira le sujet de l'icône.
2 – Tracer le schéma, la ligne de la silhouette ; poser l'or.
3 – Poser les fonds (les proplasmes), unis voire transparents.
4Inscrire les traits de structures, les rythmes intérieurs (grapsimata).
5 – Poser des reliefs en négatif (les glycasmes).
6 – Poser des éclaircissements (les photismata).
7 – Recevoir les dernières lumières (televtea photismata).
Nous allons développer quelques unes de ces étapes.
Dans la deuxième et la quatrième étape de l'iconographie
On constate que les icônes, tant de l'école byzantine que slave, sont construites tant pour la ligne de la silhouette que pour les lignes intérieures, selon des proportions en rapport harmoniques, à base de cercles appelées modules, faible écho de l'acte créateur du Père dans le Fils puis en ses saints.
Le rayon du cercle est lui-même un module.
Le dessin est engendré par développement ou multiplication du module.
Alors qu'en Babylonien œil se dit « igal », ce qui divise, et que les peintres portraitistes se repèrent le plus souvent en fractionnant le tout, (par exemple, en dessinant le tour de la tête, puis en plaçant les sourcils sur la médiane horizontale, puis en séparant encore en deux, vers le haut, pour avoir la racine des cheveux, et vers le bas, pour avoir le bas du nez), en iconographie, on opère à partir d'un module de base qui se multiplie.
La longueur du nez est un des modules de base. En général, le cercle dont le rayon est la longueur du nez donne aussi le contour des cheveux, et son centre est sensiblement sur ou légèrement en-dessous de l'arcade sourcilière. Deux longueurs de nez donnent le rayon du tour de la tête. Ce rayon multiplié par le nombre d'or donne le rayon de l'auréole. Le rayon de l'auréole plus la longueur du nez ou une fraction de celui-ci donne le cercle des épaules.
La façon dont ces lignes sont tracées est tout aussi importante que l'endroit où elles sont inscrites. Elles sont tracées dans l'expir, en fin de souffle, vite au début du trait, lent puis presque immobile à la fin.
L'icône vient vers le fidèle selon une perspective inversée . Les points de convergence – il y en a souvent deux, parfois plus - ne sont pas dans le lointain, mais devant l'espace de la planche.
Dans la troisième, cinquième et sixième étapes
Les couleurs dans les icônes sont la manifestation de la Résurrection du Christ. Ce ne sont pas des couleurs naturelles, mais des couleurs comme engendrées par Dieu. De même que dans la Bible, on ne trouve guère comme couleurs que le rouge – l'ocre rouge, l'écarlate, le vermillon et le pourpre – plus le noir et le blanc, qui ne sont pas des couleurs, de même ce sont les couleurs de base de l'iconographie, auxquelles on a ajouté à petites doses, par économie, le bleu pers, le gris, le brun, le bleu et le vert foncés. Les couleurs de la troisième étape de l'iconographie sont transparentes, unies, et sobres. D'une façon générale, elles ne contiennent pas de blanc.
Dans les cinquième et sixième étapes, quand on veut manifester qu'un saint a vu la lumière incréée on utilise des éclaircissements froids sur des fonds chauds, par exemple, dans le cas d'une icône représentant saint Paul, sur un manteau rouge foncé, on pose des éclaircissements gris-bleu, progressivement de plus en plus clairs et de plus en plus petits. On appelle cela éclaircissement lyrique. Il y a aussi des éclaircissements naturels,dans la même gamme chromatique que le fond.
On inscrit le nom de la personne représentée, en général à la sixième étape. Par le nom, l'icône est liée au prototype et lui confère sa sainteté. Ainsi, quelqu'un qui priera devant cette icône sera sûr de s'adresser au saint dont le nom est inscrit, même si l'œuvre n'est pas parfaitement ressemblante. Pour Théodore Studite au VIIIème siècle, l'icône du Christ sanctifie le fidèle grâce à sa participation relationnelle à l'hypostase du Christ, grâce au nom inscrit.
La septième étape
Lors de la septième étape de la réalisation de l'icône, on range et on nettoie. Cette étape toute nouvelle ne dépend nullement de notre volonté. On pose les dernières lumières dans la réception et l'écoute de l'Esprit Saint.
Les dernières lumières sont les lumières qui jaillissent de l'intérieur de la personne par l'action des énergies incréées. Elles apparaissent sur les parties les plus en relief de la chair et des vêtements. Comme les lignes de la deuxième et de la quatrième étape, elles sont tracées dans l'expir, en fin de souffle, vite au début du trait, lent puis presque immobile à la fin.
C'est la raison première pour laquelle on dit que l'icône n'est pas une peinture, mais une écriture sainte. Mais même la pose des modelés de la cinquième et de la sixième étape est une écriture sainte.
L'onction et la bénédiction de la huitième étape
Quarante jours (au moins) après qu'elle ait été terminée, l'icône est vernie ou plutôt ointe d'une huile siccative appelée olifa, puis apportée à l'église pour être bénie par le prêtre et vénérée par la communauté. C'est seulement alors qu'on peut la dire sacrée.
De nombreuses icônes sont prophylactiques. A leur contact se produisent des miracles, comme on peut le constater par la lecture du Synaxaire orthodoxe.
3- La confirmation de l'incarnation du Verbe de Dieu
Qu'est-ce qui fait qu'une icône soit une confirmation de l'incarnation du Verbe de Dieu, plutôt qu'une idole, ou une vulgarisation de la personne divino-humaine du Christ ?
Pour saint Athanase, qui était diacre lors du premier concile œcuménique de 325, puis est devenu évêque d'Alexandrie :
«Il faut que tous les caractères de Dieu le Père – éternel, immortel, puissant, lumière, roi, tout puissant, Dieu, Seigneur, créateur et producteur – se retrouvent dans l'icône, afin qu'il soit vrai que celui qui voit le Fils, voit le Père (Jean 14,9) 6 […] Le Fils est dans le Père. Le Père est Source et le Fils est fleuve ; le Père est lumière et le Fils est rayons de lumière. […] Le Père est dans le Fils comme une source est dans le fleuve, comme le soleil est dans ses rayons […] Le Fils est empreinte de l'hypostase du Père (ou sceau de la personne du Père), dans le sein du Père. » 7
Il cite l'épître aux Hébreux (1,3), témoignant de la plénitude de la ressemblance et de l'image de Dieu en Christ :
« (Le Christ) est le rayonnement de sa gloire et l'empreinte de son hypostase. »
Le sacré dans l'icône s'exprime à la fois dans la ligne et la couleur, dans le rythme des traits et la luminosité.
Pour saint Grégoire de Nysse 8 :
« Cette notion ne peut se comprendre que dans la foi. » 9
« Du Père naît le Fils, par qui toutes choses ont été faites, et avec qui l'Esprit Saint est toujours inséparablement connu, car on ne peut arriver à penser au Fils, sans avoir d'abord été illuminé par l'Esprit. » 10
Une personne se caractérise par son hypostase, littéralement, ce qui se tient en-dessous, l'essentiel de son être 11.
« Pourquoi », demande Grégoire, « dans Hébreux (1,3), le nom d'hypostase est-il attribué au Père seul, pourquoi est-il dit que le Fils est la forme de son hypostase, caractérisée, non par des marques particulières, mais par celles du Père ? » (6,4-12).
« Si donc on regarde avec les yeux de l'âme, l'empreinte 12 du Fils unique, on arrive à l'intelligence de l'hypostase du Père, de même qu'en regardant la figure du corps, on voit le corps lui-même. » (7,39-42)
« Donc, parce que celui qui a vu le Fils voit le Père, comme dit le Seigneur dans l’Évangile (Jean 14,9), pour cette raison, l'apôtre dit que le Fils unique est l'empreinte de l'hypostase du Père. » (8,1-4)
Dans la réalisation d'une icône, la ligne est tracée dans le souffle, vers le Père, par le Fils, dans l'Esprit. Citons encore Grégoire :
« Si on comprend la beauté de l'icône, on arrive à l'intelligence de l'archétype. Si on saisit par la pensée ce qui est comme la forme du Fils, on s'imprime l'empreinte de l'hypostase paternelle. De même que, quand on observe dans un pur miroir le reflet de la forme qui s'y est produite, on a une connaissance nette du visage qui y est représenté, de même si l'on connaît le Fils, on reçoit dans son cœur l'empreinte de l'hypostase paternelle par la connaissance du Fils. » (8,19-28).
L'iconographe pratique la prière du cœur, et par l'Esprit Saint, une osmose peut se produire du cœur de Jésus au tracé des lignes.
Sans avoir épuisé ce beau sujet de l'icône, lieu du sacré, on peut terminer par cette parole du Patriarche Nicéphore : « le lieu de l'icône est hors de ce monde ». Certes, l'origine de l'icône est hors de ce monde. C'est pourquoi, c'est un grand honneur et une joie inoubliable que de pouvoir créer ce lieu sacré qu'est une icône, et rendre ainsi présents le Christ , ses saints, les fêtes de l'Eglise, et même les anges.
Élisabeth Hériard-Dubreuil
[Janvier 2014 revu en février]
NOTES
1 – Colossiens 1,15.
2 – Dialogues sur la Trinité II, 160 e.
3 – Ibidem, Deuxième antirrhétique, 356 B, p. 167. Grapsai viendrait de xysai, racler, gratter.
4 – Ibidem, Deuxième antirrhétique, 357 C, p. 169. Il explique : « La circonscription n'est pas venue du dehors et du péché, comme c'est le cas du péché et des autres passions, mais elle est inhérente au corps ; elle est, si je puis dire, la condition du corps, sa définition et sa raison.» (Troisième Antirrhétique, 38-39 c. 444 AB) « Ce qui est circonscrit, (perigraptos), l'est dans le lieu, dans son commencement temporel ou dans sa compréhension. » Ibidem, Deuxième antirrhétique, 356 C, p. 168.
5 – Ibidem, Deuxième antirrhétique, 360 A, p. 170.
6 – Or. 1 c. Ar 21 (c. 56 A)
7 – Or. 1 c Ar. 20 c 53 BC.
8 – Cette citation est longuement commentée dans la lettre 38 dite de saint Basile à son frère Grégoire, qui fut le plus vraisemblablement écrite par saint Grégoire de Nysse lui-même, frère de Basile, le premier qui ait osé parler des hypostases du Père, du Fils et du Saint Esprit. Cette attribution a été établie par R. Hübner, Gregor von Nyssa als Verfasser der sog. Ep. 38 des Basilius, dans Epektasis, mélanges patristiques offerts au Cardinal J. Danielou, ed. J. Fontaine et Ch. Kannengiesser, Paris, 1972, pp. 463-490.
9 – Lettres de saint Basile par Y. Courtonnes, Coll. Budé, Paris, 1957, t. I, pp. 81-92. (5,55-59) Les références renvoient au paragraphe puis à la ligne du paragraphe de cette édition.
10 – 4,19-22
11 – Saint Grégoire appelle hypostase ce qui inscrit la nature sub-sistante. L'hypostase se distingue de la nature commune par tout ce que la description d'une personne doit mentionner de traits caractéristiques de telle sorte qu'on ne puisse plus la confondre avec aucune autre, en somme tout ce qui ferait le portrait précis de la personne.
12 – Χαρακτῆρ = dessin gravé, empreinte