L’horreur sacrée
O Diane, sois-nous propice,
La victime est parée
Et l’on va l’immoler.
Puisse le sang qui va couler
Puissent nos pleurs apaiser ta justice.
puis revenez...
Le librettiste de l’Iphigénie en Tauride de Gluck, Nicolas Guillard pour les initiés, possédait encore en plein Siècle des Lumières toutes les clefs du sacrifice, à ravir René Girard. La victime, ici humaine, est revêtue des insignes qui la distinguent du commun des mortels ; le sang, ailleurs origine de la souillure, produit ici son effet purificateur ; la victime, elle, va provoquer son habituel effet apaisant, en passant par le détour d’une volonté divine, et bien que l’intrigue de la fable démontre sa parfaite innocence, sa mise à mort est proclamée acte de justice.
Nous voilà sur le chemin qui mène au sombre univers du sacré.
L’inestimable Vocabulaire des institutions indo-européennes d’Émile Benveniste ne consacre, c’est le cas de le dire, pas moins de deux chapitres au sacré et au sacrifice. Limitons-nous à ce qu’il nous apprend sur l’origine latine de cette famille de mots. L’adjectif sacer se rattache comme sanctus à une racine posée sous la forme sak, produisant le verbe sancire dont sanctus est le participe. Mais le sens de chacun des deux mots s’est spécialisé. « Celui qui est dit sacer porte une véritable souillure qui le met hors de la société des hommes : on doit fuir son contact. Si on le tue, on n’est pas pour cela homicide. Un homo sacer est pour les hommes ce que l’animal sacer est pour les dieux : ni l’un ni l’autre n’ont rien de commun avec le monde des hommes ». Sanctus, lui, désigne « les choses qui ne sont ni sacrées ni profanes, mais qui sont confirmées par une certaine sanction », précise le Digeste. Emile Benveniste commente : «… ce n’est ni ce qui est « consacré aux dieux », qui se dit sacer ; ni ce qui est « profane », c’est à dire ce qui s’oppose à sacer ; c’est ce qui, n’étant ni l’un ni l’autre, est établi par une sanctio, ce qui est défendu par une peine contre toute atteinte, comme les leges sanctae ». L’évolution du sens de sanctus en fera ensuite un attribut s’appliquant à « celui qui se trouve investi de la faveur divine et reçoit de ce fait une qualité qui l’élève au-dessus des humains ».
Sans forcément devoir adopter tous les détails de la pensée de René Girard, notre texte se réfère explicitement à ses aspects fondamentaux, exposés dans un article du présent dossier auquel nous renvoyons pour nous dispenser de les réitérer. La notion de sacré a manifestement partie liée avec la pratique du sacrifice, dont René Girard, après bien d’autres historiens et ethnologues, explore les rapports évidents à la violence et au meurtre rituel. Le sacri-ficium, c’est à l’évidence l’acte qui fabrique le sacré. Le verbe grec signifiant « offrir un sacrifice (par combustion) », thúein, est apparenté au latin suffiare, exposer à la fumée, d’où le français a tiré « souffler », et à fumus, fumée, ainsi qu’à februare, purifier (originellement par des fumigations), d’où provient le nom du mois de Februarius, spécialement réservé à ces rites. Le sacrifice purifie, mais il exige une pureté rituelle de ceux qui l’offrent et même de tout l’environnement où il est pratiqué. Les gestes de purification accompagnent immanquablement le sacrifice, et si nous nous nettoyons dans des lavabos, c’est à cause du lavement des mains qui précède l’offrande prétendument sacrificielle de la messe, accompagnée des paroles du psaume XXV, en latin lavabo inter innocentes manus meas.
Le contact avec le sacré est à la fois désirable et redoutable. L’imprudent Ouzza qui a touché l’arche d’alliance pour lui éviter d’être renversée pendant son transport a été bien mal récompensé de son geste pieux puisqu’il a été aussitôt foudroyé par Dieu lui-même fortement irrité de sa profanation. C’est qu’il n’avait ni la qualité cléricale de lévite ni la pureté indispensable pour s’approcher de l’objet sacré par excellence. Les tabous des sociétés antiques et modernes, occidentales, orientales et tropicales exposent autant à la vengeance divine qu’à la réaction offensée des fidèles. L’innocence de la victime-bouc émissaire tout comme celle de qui s’est approché du sacré par son imprudente ignorance ne les préservent pas du déclanchement de cette réaction. Le monde du sacré ignore l’innocence de l’intention, et ne s’attache qu’au désastre provoqué par la profanation.
Le sacré porte en lui le sacerdoce comme la nuée porte l’orage. Sa manipulation demande en effet une telle spécialisation qu’il appelle le savoir-faire du spécialiste, le sacerdos, mot qui, nous dit Émile Benveniste, « repose sur [un original reconstitué] sakro-dhôt-s, composé à l’aide de la racine dhê, « faire, poser », d’où « rendre effectif, accomplir », celle du verbe latin facere et du verbe grec tithénai. « Le sacerdos est l’agent du sacrificium, celui qui est investi des pouvoirs qui l’autorisent à sacrifier ». Pour que rien ne vienne compromettre le bon déroulement du processus sacrificiel, de multiples conditions sont exigées : dans la pureté des lieux et objets du culte, qui dans certains milieux tourne à l’obsession - et il serait certainement fécond d’étudier les rapports entre les troubles du comportement et les formes les plus exacerbées de l’intégrisme religieux - ; dans la nature même du sacerdos, qui, outre une série d’interdits qu’il observe, doit posséder parfois des qualités naturelles spécifiques : souvent l’intégrité physique ; fréquemment l’appartenance à un clan ou une caste ; presque toujours une condition de sexe : obligatoirement féminin dans certains cultes, mais le plus souvent, surtout en milieu d’influence sémitique, exclusivement masculin, les écoulements menstruels et la parturition constituant des contre-indications particulièrement néfastes.
Du latin sacramentum, le français a tiré deux mots : « serment », par évolution phonétique orale ; et « sacrement », par francisation directe du mot latin. Le sacramentum antique est, comme nous le rappelle Emile Benveniste, « le fait de se consacrer aux dieux, d’appeler sur soi leur vengeance si on transgresse sa parole » ; c’est aussi un dépôt de garantie confié aux mains du pontife témoin du serment. Au terme d’un assez long processus se dégage l’acception contemporaine dont on trouve par exemple la définition sur le site de la Conférence des Evêques de France : « Acte symbolique (geste, parole) qui signifie une réalité invisible destinée à la sanctification des hommes. Dans le sacrement, c’est Dieu qui agit par l’intermédiaire de son ministre (prêtre ou diacre) ». « Les sacrements sont des signes visibles du don gratuit (la grâce) de Dieu, institués par le Christ et confiés à l’Église ». Enfin, le Saint Sacrement « désigne le pain et le vin consacrés dans l’eucharistie ». Après avoir rappelé l’origine du mot : « en grec : action de grâce », la même source nous précise : « plus particulièrement, l’action de grâce prononcée au repas juif, plus solennellement lorsqu’elle commémore la Pâque, la sortie d’Égypte. Chez les chrétiens, et plus précisément chez les catholiques, l’Eucharistie est la célébration du sacrifice du corps et du sang de Jésus Christ présent sous les espèces du pain et du vin ».
On ne se lancera pas ici dans une controverse qui dépasserait autant nos forces que l’espace moyen des textes de ce blog pour savoir si l’Évangile se réfère à l’univers du sacré et quel rôle il y joue. Le fait est que le mot du texte original qui y correspond le mieux, hierós, en est absent. Seul y figure hágios. « Le rapport de hierós et hágios en grec semble bien équivalent à celui de sacer et sanctus, en gros », affirme Émile Benveniste. Sur les conséquences qu’on peut en tirer, on pourra par exemple se reporter à un texte simple et éclairant de Francine Robert, « Qu’est-ce qui est « sacré pour l’Évangile ? », dans la revue « Prêtre et Pasteur » (2006) qu’on peut consulter sur le site de l’Institut de Pastorale des Dominicains du Québec. On y verra rappeler la citation d’Osée que Jésus prononce par deux fois (« c’est l’amour qui me plaît, non le sacrifice »), et les multiples paroles où il fait prévaloir le service d’autrui sur les exigences du culte, comportement suffisamment manifeste pour lui avoir été fatal.
Face au texte biblique, deux attitudes sont possibles : celle qui le sacralise comme expression directe et parfaite des révélations et des injonctions divines ; et celle qui le pose comme une référence par rapport à laquelle la conscience de chacun doit déterminer sa croyance. L’opinion exprimée ici découle de la seconde attitude. Il me semble possible de discerner dans la tradition biblique l’émergence d’un choix qui tend à mettre à distance et même à rejeter le sacrifice, le pouvoir sacerdotal, le sacramentel et globalement le sacré lui-même, tout ce qui fonde le religieux au sens courant du terme. C’est à ce choix que j’adhère, ce qui, m’amène à considérer la persistance de l’univers sacrificiel dans un texte biblique complexe et composite comme la gangue dont tend à se détacher le judéo-christianisme évolutif sans y être totalement parvenu à l’époque de la fixation du texte, laissant prise par là à l’interprétation inverse, qui a dominé largement jusqu’à nos jours dans le dogme professé par les églises.
Présenter la mort de Jésus sous la forme de la mise à mort d’une victime sacrifiée à son propre père, défini par ailleurs comme l’amour absolu, afin, comme le chante le Minuit Chrétiens, d’effacer la tache originelle, me semble être une absurdité si révoltante qu’on a peine à croire qu’elle ait pu être admise par tant de grands esprits. Je ne vois pas comment simplement atténuer cette absurdité, même au prix de toutes les contorsions imaginables, tant qu’on maintient le caractère sacrificiel de cette mise à mort.
Rien dans l’Évangile ne permet d’affirmer que le Christ a institué des sacrements. De la liste des sept que distribue l’Église catholique, deux seulement y sont présents, le baptême et l’eucharistie, mais à aucun moment ils n’y sont caractérisés comme sacrements. On voit seulement dans l’Évangile Jésus accomplir des signes, des gestes, des guérisons et résurrections, des prédications, des prières, des bénédictions. Or, c’est l’engrenage conduisant du sacrifice au sacrement qui appelle le sacerdoce, devenu nécessaire pour manipuler le sacré. C’est un complot sacerdotal qui met à mort Jésus. Le sacerdoce constitué en caste porte en lui la cléricature, la mise en tutelle du laïcat, l’exclusion de la femme, le dogmatisme, et les perversions plus ou moins violentes que provoquent la défense vindicative, sourcilleuse, et quasiment hystérique du sacré, le contrôle des esprits, la répression des comportements impurs. Dans le pire des cas, on peut ainsi passer de l’Evangile à l’inquisition, rejoignant la démarche des divers intégrismes et totalitarismes. L’option contraire trouve de quoi méditer dans la célèbre et paradoxale formule de Marcel Gauchet, définissant le christianisme comme la religion de la sortie de la religion, dont Joseph Moingt a approfondi les conséquences. Si on veut bien la prendre réellement au sérieux, le courant dynamique du judéo-christianisme, débarrassé de la gangue archaïsante qui le contamine, serait apte à nous défaire du carcan qui fait de notre foi une religion comme les autres et en concurrence avec les autres, pour pouvoir enfin être annoncée à tous sans aucune barrière dogmatique ni aucune obligation de passer sous les fourches caudines d’une cléricature.
La notion de sacré peut-elle alors demeurer présente dans l’annonce de l’Évangile ? Avant de répondre, opérons un distinguo indispensable. Si Roméo dit « Juliette est sacrée pour moi, elle est divine, c’est mon idole », il exprime le paroxysme de son amour par des métaphores hyperboliques, mais, à moins que la passion lui ait altéré pathologiquement le cerveau, il n’assimilera l’être aimé ni à Élohim, ni à l’arche d’alliance ni à la statue de Baal-Hammon. Si on dit de telle personne qu’elle s’est sacrifiée pour ses enfants, elle ne s’est sans doute pas ouvert les entrailles sur l’autel de Quetzalcóatl. Prenons donc bien soin de distinguer l’emploi métaphorique de ces termes de leur emploi originel. Si on peut parler métaphoriquement du sacrifice de Jésus, c’est pour désigner sa détermination à annoncer le Royaume en sachant qu’il risquait d’y perdre la vie, et son consentement à ce risque pour l’amour de Dieu et de ses créatures.
Il me semble en tout cas qu’il serait impératif d’abandonner toute référence au sacré quand on traite du message évangélique. Cette notion charrie trop d’horreurs pour convenir à l’incarnation du Dieu d’amour. Les termes ne manquent pas pour désigner ce qui est divin, saint, respectable, parfait, adorable, révéré, sublime, vénérable, suprême, ineffable. On a peine à voir comment le sacré, si fortement marqué par l’idée de séparation, pourrait coexister avec le schéma de l’incarnation. Certains sauvent le terme en voulant que l’incarnation rende sacré l’ensemble de la création. Solution certes ingénieuse : tout est sacré, rien alors ne l’est spécifiquement ; mais on peut craindre que ce choix aboutisse à vider le terme de son sens sans beaucoup de bénéfice, puisque son histoire et sa valeur d’emploi continuent à véhiculer un sémantisme opposé. Le schéma implique aussi que le processus de l’incarnation soit achevé : il risque alors de prêter à une interprétation de type panthéiste. Il me semble préférable de privilégier le terme de divin pour qualifier ce qui doit prendre possession de la création, avec l’aide humaine pour la part infinitésimale mais irremplaçable qui nous revient à chacun.
Alain Barthélemy-Vigouroux