Contempler.
La prière sous forme de contemplation d'une œuvre d'art ou d'un passage d'évangile ouvre à une compréhension intérieure du Mystère, nous enseigne la spiritualité ignacienne.
Selon le père Jean-Claude Dhotel, sj, « la contemplation a pour but de me décentrer, de faire sortir de moi. Je contemple, c’est-à-dire je regarde le Christ vivant et agissant dans le monde et pour être touché, affecté, je contemple ce qui se vit avec ce que vit le Seigneur Jésus. Ma vision du monde est transformée, mes jugements rectifiés et je suis renvoyé à l’action ».
Plus d'une fois cet exercice spirituel m'a permis de goûter de bons fruits, mais jamais jusqu'alors un moment liturgique n'en n'avait constitué le support.
En cette fin de matinée, je suis dans une EHPAD (Etablissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes) au cœur de la maison mère des petites sœurs de l'Assomption. Depuis quelques jours avec une vingtaine de sœurs âgées, nous travaillons – tout en nous laissant travailler – la difficile question de nos fragilités. Tant bien que mal, nous vivons cette réflexion sous le regard de Dieu qui nous invite, depuis l'obscurité du tombeau, à les traverser avec Lui.
À l'heure de l'eucharistie quotidienne se retrouvent à la chapelle les sœurs qui vivent leur retraite spirituelle annuelle ainsi que les nombreux résidents de la maison de retraite, tant laïcs que petites sœurs, qui vivent dans cet établissement les dernières années de leur vie.
Tout comme à Lourdes, dans une partie de la chapelle le personnel soignant a aligné sur quatre rangées une trentaine de fauteuils roulants.
L'exposition, dans cet étrange musée, montre des corps recroquevillés dans des fauteuils, dévoilant de manière impudique des jambes toutes pâles, des fermetures de pantalon plus ou moins entrebâillées, des regards perdus dans le vide ou au contraire fixant impunément mon visage inconnu.
Ce qui me permet de réaliser que ces personnes appartiennent toujours au monde des vivants ce sont les tremblements incontrôlés de certaines mains et visages, les soupirs et ronflements de ceux qui dorment et les commentaires à haute voix de ceux qui réclament à boire ou qui clament leur mal. Certains visages sont endormis paisiblement, d'autres se tordent en grimace. Ces tableaux vivants exposés en cet instant montrent cette part de l'humain refusée par notre société occidentale où seules la beauté, la performance et la jeunesse ont droit de cité.
Et tout-à-coup de l'autre côté de la chapelle des petites voix chevrottantes entonnent un cantique. Aussitôt, certains tentent de rectifier la position car le célébrant s'avance. La situation m'apparaît tout un coup surréaliste car c'est bien dans ce lieu que nous allons célébrer le Dieu de la Vie, le Dieu des vivants. C'est Lui qu'en cet instant mon amen accueille en répons au « Seigneur soit avec vous ». C'est dans ce monde et pour ce monde que Dieu a voulu vivre et se rendre encore et toujours présent. C'est mon acte de foi en cet instant et cependant, aussi grand que soit Son désir, Il a besoin de représentants. La suite des événements nous le montrera.
Prise dans la dynamique de la célébration, mes yeux tournés tour à tour vers l'ambon et l'autel, j'en oublierais presque l'aile gauche de la chapelle avec ses vieux fidèles.
Mon attention revient vers eux à l'instant de la communion. En effet, une vieille sœur, elle même bien fatiguée, s'avance vers l'autel et reçoit du célébrant l'envoi pour aller porter à ses frères et sœurs le pain de vie. Mes yeux la suivent et je deviens alors un témoin privilégié…
De l'ombre de la mort surgit la Lumière de la Vie. Mon cœur devient tout brûlant.
Je vois cet être tout fragile se pencher dans un infini respect devant chaque occupant d'un fauteuil, je contemple cette main sur une épaule, cette caresse sur un visage afin d'ouvrir la voie à la Rencontre. Ses mains en offrande élèvent l'hostie , comme d'autres mains le firent il y a un instant à peine et – de manière très forte mais posée – sa voix formule : « C'est Jésus, Agathe… C'est le corps du Christ, Monsieur Louvain, Jésus est là, Jacques ». S'égrène alors dans le silence de la chapelle une ritournelle de prénoms. Cette vieille religieuse remplie du Christ Le présente à son tour. Tout son être, par son attitude, sa voix, son attention cherche à réveiller à la Présence réelle !
L'heure est aux présentations. L'officiant ne présume nullement de la réponse, il accomplit avec justesse et foi sa mission. Il prend son temps, il a son temps et le temps pour moi s'arrête. Le rideau du temple semble se déchirer.
L'éternité du Ciel perce la finitude du monde.
Cette vieille et grande dame se penche, se rend proche de chacun pour d'improbables retrouvailles. Selon le cas, des paupières se lèvent et un regard capte le sien, des mains se tendent, des bouches s'entrouvrent ou un regard un instant éveillé repart dans le vide de l'infini et les yeux se referment. Il arrive qu'un amen venu de très loin soit murmuré sans qu'aucun mouvement n'accompagne l'acquiescement.
Toute écoute au moindre signe d'expression du désir, la belle dame accueille et sourit. À plusieurs reprises je la vois redéposer l'hostie dans la patène et gestuer lentement une belle croix sur le front en formulant d'une voix forte : « Agathe, Monsieur Louvain, Simone, Monique, Dieu te bénit ».
Chacun est personnellement nommé , appelé à renaître comme membre du Corps du Christ dans la grâce de l’Esprit, pour le bien du corps entier précise le cantique de communion.
Impossible de détacher mes yeux de cette vieille religieuse. Je contemple et pour reprendre les mots du père jésuite : « Ma vision du monde est transformée, mes jugements rectifiés... ».
Je peux presque entendre le « comprends tu ce que je viens de faire? » du lavement des pieds car, effectivement, en cet instant je comprends.
Je viens de comprendre en contemplant cette cène hors du commun, combien grande est la mission de présenter le Christ, combien il est beau d'éveiller à La Présence avec tact, douceur et insistance.
Tu me redis, petite sœur, l'importance de la présentation, de la mise en relation. Du fond de mon passé resurgissent cinq petits mots que j’avais adressés à des amis « Amélie je te présente Paul », prémices d'une longue et belle histoire d’amour. Mettre en relation des êtres aimés et leur offrir la possibilité de s'aimer, quelle source de joie !
« Je contemple... et je suis renvoyé à l'action » disait notre frère jésuite . Dans ce cas présent, là est bien le fruit de ma contemplation. Car,dans l'intimité d'une Présence, je me sens invitée en cette heure à sortir de cette chapelle pour vivre la mission dans une Eucharistie hors des murs. « Malheureux êtes vous si vous n'annoncez pas l'Évangile » se traduit dès lors « heureuse es-tu si tu Me présentes, Me re-présentes au cœur du monde avec autant de respect, de délicatesse et de constance que cette petite sœur. »
Acquiescer. Contempler. Visiter. Présenter.
Ces quatre verbes me renvoient à une autre visitation, celle d'une toute jeune fille porteuse du Verbe qui suscita dans le sein d'une très vieille femme un tressaillement de Vie. Mais c'est aussi de la bénédiction de la vieille Élisabeth que jaillit le Magnificat de la toute jeune Marie.
Porteurs du Christ, ne sommes-nous pas invités nous aussi, à vivre nos quotidiennes rencontres avec la même douceur, le même respect ?
Partir en visitation et présenter le Christ au monde, Le rendre présent auprès de celui qui le méconnaît et l'ouvrir peut être au désir de la Rencontre sans oublier de présenter et d’accueillir de lui une parole de bénédiction, quelle que soit sa réponse. N’est ce pas cela la mission, lorsque nous consentons par notre amen à devenir dans le monde Celui que nous recevons ?
Baptisés, plongés en Christ, invités au repas fraternel de l’Eucharistie, nous sommes envoyés vivre par Lui, avec Lui et en Lui pour, dans notre existence quotidienne, y regarder le Christ vivant et agissant.
Depuis l’Ascension, notre fiat est attendu pour donner à voir et à recevoir l’éternelle Présence promise jusqu’à la fin des temps.
Nathalie Gadéa