Abstention : fatigue démocratique ?
Au lendemain des élections municipales et à la veille du scrutin pour désigner les députés européens on ne peut pas ne pas voir la crise de notre démocratie révélée par la croissance ininterrompue de l’abstention depuis plusieurs années. Les électeurs sont fatigués d’entendre des débats avec des figures imposées qui peu à peu se transforment en querelles de boutique partisane.
Or, la crise actuelle nous oblige à aller à l’essentiel. Il s’agit moins d’apporter de nouvelles réponses aux mêmes questions que d’interroger les questions qui structurent le débat public. Deux tribunes récentes d’économistes, qui ont su allier leur compétence technique avec une réflexion sur les enjeux du vivre ensemble, me paraissent ouvrir des chantiers à ceux qui souhaitent sortir du marasme.
Dans une chronique intitulée La grande transformation du travail 1 Paul Jorion analyse les contradictions entre les politiques du plein emploi et la réalité d’une société de compétitivité pour qui le travail est un coût qu’il convient de diminuer le plus possible.
On « se lance dans les affaires » non pas pour créer des emplois mais pour gagner de l’argent.
L’auteur cite une étude de deux chercheurs de l’université d’Oxford qui estiment que 47% de la force de travail occupe un emploi qui sera remplacé à terme par un ordinateur. Dans ce contexte, Paul Jorion pose la vraie question politique : « Il faut tirer les conséquences du scénario qui s’est mis en place : les revenus des ménages vont devoir être dissociés de la force de travail que ses membres représentent, celle-ci cessant rapidement de constituer un atout monnayable (…). Parallèle à la transition énergétique, la grande transformation du travail mérite la même attention ».
Bernard Perret, quant à lui, s’interroge sur le débat entre compétitivité et progrès social 2. Là aussi on ne veut pas voir les contradictions : « Si la croissance revient, chacun sait qu’elle sera trop faible pour que la redistribution de ses fruits puisse tenir lieu de progrès. Il s’avère de plus en plus compliqué de concilier compétitivité et égalité, mondialisation et préservation des acquis sociaux, sans même parler de la lutte contre le changement climatique, cet immense non-dit du débat public ». C’est la promesse républicaine d’égalité et de fraternité qui est ici en cause. Nous sommes condamnés à la « réinvention du progrès social » et pour cela à prendre un peu plus au sérieux des innovations sociales : « économie collaborative, troc, mutualisation, échanges gratuits sur Internet, économie sociale et solidaire, nouveaux indicateurs de bien-être… »
Nous ne pouvons plus faire comme si la fameuse « crise » n’était qu’un passage momentané pour adapter un système dont on ne remettrait pas en cause les fondamentaux.
Comme l’écrit Bernard Perret : « Depuis des décennies, le débat tourne en boucle autour des seules questions économiques. Si on veut vraiment faire de la politique, c’est-à-dire ouvrir l’éventail des futurs possibles (…) il est temps d’élargir l’horizon de la vie politique à d’autres dimensions de la vie réelle ».
Bernard Ginisty
1 – Paul Jorion : La grande transformation du travail in Journal Le Monde, 22 avril 2014, page 12.
2 – Bernard Perret : La rigueur économique ne peut tenir lieu de projet in Journal La Croix du 24 avril 2014, page 21.