La foi d’Abraham, invitation au voyage sans retour
La semaine dernière, la liturgie du 2e dimanche de Carême nous a proposé la lecture du passage de la Genèse racontant la vocation d’Abraham 1. Ce texte ouvre une page majeure dans l’histoire des rapports de l’humanité avec le divin.
Sur ce sujet, Emmanuel Levinas avait coutume de dire qu'il existe deux formes essentielles d’itinéraires.
- L’un est illustré par la grande épopée d’Homère qui nous raconte l’Odyssée d’Ulysse. Celui-ci quitte sa maison et, après beaucoup d’aventures, revient chez lui, au point de départ. Au lieu d’être l’exode vers le Tout-Autre, l’Odyssée n’aura été qu’un beau voyage pour, comme dit le poète Joachim du Bellay, « vivre entre ses parents le reste de son âge » 2.
- L’autre, c’est celui d’Abraham qui part au nom la Parole de Celui qui l’invitait à quitter son univers familier pour, définitivement, « aller vers le pays qu’il lui montrerait » 3.
La traduction au plus près de l’hébreu de l’appel de Dieu est : « Le Seigneur dit à Abraham : va pour (ou vers) toi, de ta terre, de ta parenté, de la maison de ton père, vers la terre que je montrerai ». Cette expression « va pour toi » ou « va vers toi » est très significative. Elle montre qu’il ne s’agit pas simplement de changer de lieu, de climat, de pays, de groupe, d’église ou de communauté. C’est aussi une invitation au voyage intérieur, vers ce qui est le plus radical en soi-même.
Comme Abraham, chaque croyant est appelé à quitter le connu pour se risquer vers un ailleurs. Le Chrétien se définit comme celui qui reçoit l’Évangile, mot qui signifie bonne nouvelle, c’est-à-dire un événement et une parole qui le nourrissent et qu’il n’avait pas « prévus ».
La démarche de foi n’est pas un acte isolé fait une fois pour toutes ni un « principe de précaution » qui nous protégerait des aléas de la vie. C’est un style d’existence pour rester disponible à toute « bonne nouvelle » qui nous libère de nos enfermements et de nos peurs. Ainsi, le rappel du départ inaugural de celui qu’on appelle « le père des croyants » invite à réveiller en nous cet appel de Dieu qui fait de nous des nomades en quête de Lui.
La vraie frontière entre les êtres humains traverse tous les groupes, communautés ou églises : c’est celle qui sépare ceux qui se croient « arrivés » et ne s’interrogent plus de ceux qui poursuivent leur route en restant ouverts à l’inattendu de la parole de Dieu et de la rencontre d’autres compagnons de route.
Bernard Ginisty
1 – Livre de la Genèse, 12, 1-9
2 – « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage
Ou comme celui-là qui conquit la Toison
Et puis est retourné, plein d’usage et raison
Vivre entre ses parents le reste de son âge » (Joachim du Bellay, 1522-1560)
3 – Pour Emmanuel Levinas (1906-1995), la pensée occidentale sur Dieu a trop souvent oublié cette nécessaire sortie de soi pour aller vers Lui : « Le Dieu des philosophes, d’Aristote à Leibnitz, à travers le Dieu des scolastiques – est un dieu adéquat à la raison, un dieu compris qui ne saurait troubler l’autonomie de la conscience, se retrouvant elle-même à travers toutes ses aventures, retournant chez soi comme Ulysse qui, à travers ses pérégrinations, ne va que vers son île natale. (…) La philosophie préfère l’attente à l’action, pour rester indifférente à l’Autre et aux Autres, pour refuser tout mouvement sans retour. Elle se méfie de tout geste inconsidéré, comme si une lucidité de vieillesse devait réparer toutes les imprudences de la jeunesse. L’action à l’avance récupérée dans la lumière qui devait la guider, c’est peut-être la définition même de la philosophie ». Emmanuel Levinas : En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Éditions Librairie philosophique Vrin - Paris 1982 p.188-189.