Les « élus de Dieu » ; ... et les autres ?
Les « élus de Dieu » ; ... et les autres ?
(Et deux autres questions qu’il est sans doute aussi vain de se poser : le Paradis, c’est où ? Le Paradis, c’est quand ?)
Ainsi formulée, la question des « élus de dieu » et des « autres » invite à ce qu’on la ramène en terrain connu ou familier : qui sont ces « autres », et pourquoi (et à quoi) ne sont-ils pas « élus » ?
D’emblée, il est pourtant suggéré qu’on n’a pas ici seulement affaire aux sujets basiques qui tournent autour de la problématique du salut. Mais au-delà, et au-dessus d’eux, à une interpellation qui, de par son caractère composite, amène à se risquer dans une succession d’interrogations prenant à rebours le thème imposé : des interrogations qui ramènent invariablement à la notion de création, la rendant indissociable de nos représentations de l’élection.
Avec cette PREMIERE QUESTION : peut-on concevoir que D.ieu "crée" – nous ne disposons pas de verbe plus approprié – sans élire en même temps sa création en son entier ?
Sans l'élire dans la perfection à laquelle elle est vouée en tant qu'œuvre de D.ieu ?
C'est à dire en tant qu'œuvre que son achèvement constituera en un « monde-de-D.ieu » – un monde global dont rien ne nous dit que l'élection dans la perfection distinguera le vivant du minéral, l'animé de l'inanimé. Telle espèce de créature plutôt que telle autre – ou qu’elle les sanctifiera toutes réunies, quel rôle nous eût été réservé à nous, « frères humains », dans la finalisation du temps dont nous avons été portés à croire qu’il délimitait notre intervention dans la création.
Autant d’inconnues qui pour avoir été beaucoup côtoyées, demeurent plutôt confortables. Si on ne les soumet pas à une DEUXIEME INTERROGATION qui sonde de façon plus discordante nos repères : cette étendue donnée au temps qui nous est imparti tient-elle de l’article de foi, de la supputation ou de l’apparence – celle-ci s’avérant fragile comme elles le sont toutes ?
« Achèvement », « temps » : autant en effet de représentations de la durée telle que celle-ci est perçue par l'intellection et l'expérience de la créature humaine. Mais la durée est-elle une catégorie dans l'ordre où se meut la transcendance ?
Quand l'Esprit nous dispense quelques lueurs, outre qu’elles sont nécessairement infimes, ne les ramène-t-il pas à nos propres catégories d'entendement – pensons au temps messianique en particulier et aux témoignages somme toute parcellaires que nous en avons –, et ne se conforme-t-il pas ainsi à nos chronologies et à nos historicités ? Ainsi avec l'image « des temps accomplis », ou celle « des siècles consommés ».
Comment dès lors n'aurions-nous pas tiré des allégories formées à notre intention par l'Esprit, l'idée d'une projection temporelle de l'œuvre de D.ieu ? Et par association d'images ou de métaphores, la conceptualisation d’une échéance – terminaison et dénouement – assignée à la part que nous prenons et à la place que nous tenons collectivement dans cette œuvre. Et partant l’annonce d'un bilan – gratification ou châtiment – qui sera tiré pour chacun(e) de nous de son concours à celle-ci ? Autrement dit, la figuration d'un « jugement dernier ».
La part étant ici probablement à faire à ce glissement de sens au terme duquel l'Election d'Abraham et de son peuple – une élection à titre de serviteur en charge d’un office spécifique, et en tant qu'acteur distribué dans un rôle écrit spécialement pour son interprète –, est venue se confondre avec toutes les représentations et les idéations d’une élection au salut que l’esprit humain a pu concevoir.
Une confusion qui, cheminant d'extrapolation en extrapolation, prête à la transcendance d'avoir assorti son dessein créateur d'un projet d'apartheid : notre perception d'un « jugement de Dieu » séparant les élus des non-élus. Et incluant le pire de ce qu'elle pouvait comporter : l'imagination d'une prédestination, la conviction forgée que la sentence est toujours prononcée antérieurement aux actes parce qu’elle l’était antérieurement au parcours terrestre de la créature humaine en cause.
Sans doute les Justes et ceux qui ne s’élèvent pas à la possession de cet état, toutes acceptions confondues dans les deux cas, se distinguent-ils et se différencient-ils en vertu de leurs œuvres respectives. Mais comment s’empêcher de penser que ce départage n’existe qu’à travers l’image que nous avons su dessiner d’une « affliction de D.ieu » : cette affliction que la faute ou la défaillance humaines impriment dans l'espace et jusque dans l’Être de la transcendance. Ce terme d’affliction qui recouvre notre impossibilité à appréhender sous quelles « espèces » peut se traduire le chagrin de D.ieu, a au moins pour lui de nous renvoyer à la personnification du Père souffrant, et à ses contours spirituels plus accessibles qu’il n’y paraît.
Si cette deuxième interrogation nous laisse ainsi devant d’autres insatisfactions de notre entendement, c’est parce qu’elle rebondit sur le doute qui l’avait initiée : la durée est-elle une catégorie de l'ordre de la transcendance ? Mais ce rebondissement ouvre la voie à une TROISIEME INTERPELLATION – bien plus radicale de la notion d’« élection ».
S’il y a départage des conduites par rapport à un Bien et à un Mal – et même admis qu’il ne discrimine pas devant leur Juge la créature-bon grain de la créature-ivraie -, à quelle place et dans quelle ‘’chronologie’’ le situer ? Entre un jugement dernier – un jugement final (et donc, pléonastiquement parlant, à venir) – et la promesse faite au Bon voleur « En vérité, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis », la contradiction ne renvoie pas à uns querelle de traducteurs – et d’autant moins si le but est d’y faire valoir une cohérence qui se dérobe.
En revanche, cet « aujourd’hui » ne nous laisse-t-il pas entrevoir que la mesure du temps à laquelle se réfère le Fils de l’Homme dans sa Passion, et celle sur laquelle se fixent ordinairement les théologiens des monothéismes, n’ont strictement rien de commun ? Et par là entrevoir que le temps – concept que notre finitude nous a forcés à modeler et manier - est absent de la transcendance et, par une conséquence qui ne nous est pas intelligible, absent de la création. De sorte que tout ce qui est susceptible d’entrer dans la conformation que nous donnons au « salut » n’est subordonné à aucune temporalité à l’échelle de l’espace de D.ieu.
Si le parcours de la création se conçoit comme non mesurable sous l’intemporalité qui habite cet espace, comment ne pas en venir à exclure de l’essence de ce parcours l’idée d’un passage ménagé entre l’instant du geste créateur du Logos et l'achèvement de cette Parole au sein du « créé ». A cette aune, le Big Bang du Verbe ne laisse ouverte aucune acception de son commencement ni de l’étendue de sa projection.
Pour rendre peut-être moins obscure la représentation de l'instantanéité qui réunit et confond dans la Création son alpha et son oméga – une instantanéité dont on se dirait plaisamment, ou symboliquement, qu’elle abolit le temps de juger et d'élire – ne faut-il pas, ou ne convient-il pas faute d’autre ressource, d’emprunter aux « univers parallèles » que propose l'astrophysique ?
Une proposition qui nous offre pour intellection que la « consommation des siècles » – à laquelle il nous est donné de croire que nous sommes partie prenante parce que D.ieu a voulu que nous eussions conscience d’être des co-créateurs de son œuvre – épouse la temporalité qui nous est mesurable et ne dessine son projet que dans cette seule temporalité. Une intellection qui nous suggère également que l'achèvement de la Création où nous avons pris place est bel et bien accompli dans la cosmologie des mondes déjà créés, des mondes qui comme le nôtre, n'ont pas séparé, à l'échelle du temps de D.ieu, leur création de leur perfection.
Nous butons bel et bien sur les images et les mesures que nous prêtons au temps. Mais n’est-ce pas parce que ce temps est une illusion de la perspective ? S’il n’y a pas de futur de D.ieu, si l’Eternité s’entend comme l’infirmation de ce futur qu’elle rend sans objet ni matière, n’est-ce pas le signe que nous appartenons parallèlement, la mort une fois occultée, à l’univers de cet inachevé qui nous est perceptible et à l’univers de l’accomplissement total de l’œuvre de la transcendance ?
Pourquoi ne pas imaginer que ce qui sépare pour nous ces deux dimensions de la même création pourrait s’évoquer dans la description d’une espèce de glace sans tain : quelque chose d’un miroir où viendrait au demeurant se réfléchir notre jugement sur nous-mêmes… et sur notre élection. Un miroir que dans l’instant de la séquence humaine tracée par l’Esprit, l’intelligence de la foi aura vocation à traverser – comme le poète a su le faire avec ses propres miroirs. Et qu’elle aura peut-être d’abord la grâce de pénétrer d’un fugitif et précaire regard – non sans ressemblance en fin de compte avec celui, si grandement incertain de lui-même, qu’on s’est risqué ici à jeter.
Didier Levy