« Déjà et pas encore » (Frère John, de Taizé)
La liturgie chrétienne nomme le temps qui sépare la fête de Pâques de celle de l’Ascension « Temps pascal ». Dans son dernier ouvrage, Frère John, de Taizé, analyse la dichotomie fondamentale de ce temps qu’il résume par cette expression « Déjà et pas encore ». En effet, quelle relation peut exister entre le « déjà là » de l’espérance biblique réalisée par la mort et la résurrection du Christ et le « pas encore » d’une attente toujours ouverte ?
Il s’agit là pour lui d’une question dérangeante qui renvoie à la structure de la foi chrétienne que célèbre « une journée souvent oubliée du calendrier chrétien, au moins en Occident, le samedi saint, en tant que jour où se côtoient la mort et la résurrection du Christ ». Or, nous dit l’auteur, « j’ai été frappé de constater la grande résonance de ce thème du samedi saint chez tant de personnes aujourd’hui. Ce jour où tout est accompli, mais où rien n’est visible (…) Se peut-il que nous soyons entrés dans une sorte de samedi saint historique, une ère où tant d’espoirs s’avèrent illusoires et où ne savons pas ce qu’il faut mettre à leur place ? » (1).
Cela renvoie à une interrogation fondamentale sur la nature du christianisme, à savoir s’il s’agit « d’une religion ou bien une révolution ». En se proposant comme un Évangile, c’est-à-dire l’événement d’une « Bonne Nouvelle », le christianisme ne se présente pas comme « une religion, une philosophie ou une éthique de plus », mais comme l’entrée de Dieu dans l’histoire humaine, ce qui en effet est de l’ordre d’une « révolution ». Dès lors l’espérance chrétienne prend une dimension eschatologique que malheureusement, selon frère John, le christianisme majoritaire a oublié : « Si nous fixons notre regard sur les soucis pratiques du commun des fidèles ainsi que des responsables d’Églises (…) l’eschatologie a été reléguée aux oubliettes de l’histoire. Le christianisme s’est vu, comme une religion mondiale, pour certains même « la vraie religion » (…) Bref elle existe pour agir comme une influence humanisante sur la société » (2).
Au terme de son analyse, frère John nous invite à ne pas oublier notre condition « pascale » : nous sommes des « passants ». « Tout rêve de créer un ordre sociopolitique chrétien en recourant à l’Évangile pour réformer les sociétés (…) se révèle donc comme foncièrement chimérique » (3). Et il conclut : « Cela veut dire que, pour un disciple du Christ, le salut n’est jamais simplement une condition statique, atteinte une fois pour toutes. Celui-ci est un passage avec le Christ, constamment réactivé, pour aller « derrière le voile » (4).
Bernard Ginisty
- Frère JOHN, de Taizé, Terre de passage. Le Samedi saint et la redécouverte de l’au-delà, éd. Les Presses de Taizé, 2017, p. 7-8.
- Id., p. 230.
- Id., p. 263
- Id., p. 245. Dans un très beau chapitre intitulé Le Temps est maintenant, Frère John développe ce surgissement du « kairos » de Dieu dans le « chronos » de ce monde : « Le kairos de Dieu ne prend pas sa place à l’intérieur du chronos de ce monde comme un moment précédé et suivi par d’autres. (…) La proclamation de Jésus nous dit que le Jour où Dieu règne est dès lors toujours imminent, toujours en train de faire irruption dans notre vie, mais il n’est jamais quelque chose que nous pouvons posséder et intégrer tranquillement. (…) La venue de Dieu ne peut jamais être incorporée, sans reste, dans notre monde et dans notre mentalité. (…) Jésus parle d’une metanoïa – un retournement radical des priorités et du regard pour entrer dans ce que Dieu propose » (p. 180-181).