Frères nés d’un même Père
« Je ferai de toi un grand peuple [... ] Je bénirai ceux qui te béniront, [... ] par toi se béniront tous les clans de la terre. » Dieu noue alliance avec Abraham par une promesse de fécondité. Une « bénédiction » qui sera le gage et l'instrument de la réussite d'un devenir social pour le peuple qui naîtra de lui. Mais aussi, par ce peuple, la « bénédiction » sera gage et instrument d'une fécondité et s'élargira aux dimensions universelles englobant tous les peuples de la terre.
L'accomplissement de la promesse de fécondité se réalise dans la naissance d'une progéniture nombreuse qui assurera la relève des générations. En même temps, la multiplicité des naissances implique un processus de choix. Lequel des fils recevra de son père la responsabilité de garder l'Alliance et de transmettre la bénédiction ? L'aîné, un autre ? La seconde partie du livre de la Genèse, construite sur la chaîne des cycles patriarcaux successifs, d'Abraham à Joseph, fait grande place aux rivalités fraternelles qui vont naître à l'occasion de ce choix. À travers le déploiement de péripéties familiales hautes en couleurs, diversifiées mais bâties selon un même scénario, va s'affirmer un choix autre que le choix naturel de l'aîné, exacerbant les rivalités et engendrant des conflits.
Ainsi se manifeste le choix personnel du Dieu qui s'est engagé dans l'Alliance et a promis fécondité. La sortie de ces douloureux conflits ne pourra se faire que dans l'acquiescement à un choix qui transcende celui du père biologique pour se fonder dans la volonté et l'appel d'un autre Père. Le chemin de réconciliation qui se dessine alors passe par l'acquiescement au plan de Dieu où se restaure la fraternité et se manifeste le renouveau de l'amour filial.
DE LA RIVALITÉ ENTRE FRÈRES À LA RÉCONCILIATION
• Isaac et Ismaël
La rivalité entre les deux fils d'Abraham, Ismaël et Isaac, n'est pas due à une inimitié personnelle entre les deux garçons, mais à celle de leurs mères, Agar, la servante, et Sara, l'épouse : « Chasse cette servante et son fils, il ne faut pas que le fils de cette servante hérite avec mon fils ». Abraham, bien malgré lui, doit renvoyer sa servante Agar et son fils Ismaël pour satisfaire à la jalousie de Sara. Dieu, qui a été fidèle à sa promesse en relevant Sara de sa stérilité, intervient et pousse Abraham à faire ce qu'elle désire : « Tout ce que te demande Sara, accorde-le, car c'est par Isaac qu'une descendance perpétuera ton Nom ; mais du fils de ta servante, je ferai aussi une grande nation, car il est de ta race. » Le choix d'Isaac comme bénéficiaire de la promesse prend toute sa dimension de vocation quand Abraham, ayant consenti à le perdre en l'offrant en sacrifice, le reçoit une nouvelle fois de la main de Dieu. La réconciliation d'Isaac et d'Ismaël, promis lui aussi à une grande descendance, se fera à l'ensevelissement de leur père dans la grotte de Makpéla. Le narrateur la traite en quelques lignes.
• Jacob et Ésaü
La lutte de Jacob et d'Ésaü commence dès le sein de leur mère. Jacob s'empare du droit d'aînesse de son frère en profitant de sa faim. Il dérobe par un stratagème, à l'instigation de sa mère dont il est le préféré, la bénédiction d'un père aveugle qui ne l'a pas reconnu. Il doit fuir au pays d'Abraham la colère de son aîné dépossédé. Devant tant de fourberie, il serait juste que la bénédiction qu'il s'est appropriée lui soit retirée. Il n'en est rien. À Béthel, au moment de quitter le pays, Dieu lui confirme le don de ce qu'il a dérobé ! « La terre sur laquelle tu es couché, je te la donne à toi et à ta descendance. Ta descendance deviendra nombreuse comme la poussière du sol. Tu déborderas à l'occident et à l'orient, au septentrion et au midi, et tous les clans de la terre se béniront par toi et ta descendance. » Jacob, le trompeur, sera à son tour trompé ! Trois fois sept années, il devra patienter, avant de pouvoir revenir au pays avec femmes et enfants.
C'est un autre homme qui mène au gué du Yabbocq un mystérieux combat contre l'ange. Son frère Ésaü, prévenu de son retour, s'avance à sa rencontre. Jacob « se prosterna sept fois à terre avant d'aborder son frère. Mais Ésaü courant à sa rencontre le prit dans ses bras, se jeta à son cou et J'embrassa en pleurant. » Les deux frères réconciliés se retrouveront pour ensevelir leur père Isaac. La narration qui s'est attardée sur les années de l'exil de Jacob, lui aussi perdu puis retrouvé, inscrit après la scène de réconciliation au tombeau du père une séquence nouvelle ; Ésaü et Jacob se séparent : « Ils avaient de trop grands biens pour habiter ensemble et le pays où ils séjournaient ne pouvait pas leur suffire en raison de leur avoir. » Les voies de Dieu sont déconcertantes et débordent les catégories du bien récompensé et du mal puni. Elles s'accommodent des chemins tortueux des ambitions humaines et ne dédaignent pas certaines prudences. Jacob purifié par l'épreuve du temps reçoit en don ce qu'il avait volé. D'Ésaü naîtra aussi un peuple frère: Édom. Mais les deux frères, pour se prémunir des dangers de la jalousie, garderont leurs distances.
• Joseph et ses frères
Parmi les douze fils de Jacob, c'est autour de l'histoire de Joseph que se cristalliseront les rapports fraternels d'inimitié et de réconciliation. Cadet de la famille, Joseph est le préféré de Jacob parce qu'il est le fils de Rachel, la femme qu'il a toujours chérie. Les privilèges de cette situation rendent Joseph odieux à ses frères qui forment le plan de se débarrasser de lui. C'est à travers Joseph, lui aussi perdu et retrouvé, que va se dérouler le plan de sauvetage des clans de Jacob menacés par la famine. Les chemins du pardon par lesquels Joseph, devenu grand personnage au pays d'Égypte, conduit ses frères sont éprouvants avant d'aboutir à une réconciliation. Joseph apparaît comme le sauveur de son peuple. Le narrateur de cette belle histoire s'est longuement attardé sur le processus de la réconciliation fraternelle en ne ménageant pas les rebondissements. La bénédiction de Dieu y fraie ses voies à travers des comportements bien humains. Jacob adopte les deux fils de Joseph nés d'une Égyptienne, Éphraïm et Manassé, et s'apprête à les bénir, sa main droite sur la tête d'Éphraïm le cadet. Joseph veut interchanger les mains de Jacob pour faire bénir son aîné, mais celui-ci refuse . « Je sais, mon fils, je sais : lui aussi deviendra un peuple, lui aussi sera grand. Pourtant son cadet sera plus grand que lui, sa descendance deviendra une multitude de nations. »
Au seuil de la mort, Jacob donne à chacun de ses fils réunis autour de lui une bénédiction circonstanciée. Comme les autres patriarches, Jacob est enterré en présence de ses fils – et avec toute la pompe égyptienne – dans la caverne de Makpéla. La réconciliation fraternelle est ici scellée avec plus d'éclat car Joseph balaie les craintes de ses frères inquiets d'une possible vengeance : « Ne craignez point ! Vais-je me substituer à Dieu ? Le mal que vous aviez dessein de me faire, le dessein de Dieu l'a tourné en bien, afin d'accomplir ce qu'il réalise aujourd'hui : sauver la vie à un peuple nombreux. » Ainsi Joseph et sa famille demeurèrent en Égypte.
LA RIVALITÉ ENTRE PEUPLES FRÈRES
L'histoire des inimitiés fraternelles dont la Genèse nous offre une première série de récits marquent l'expérience d'Israël tout au long de son histoire. Les prophètes et les sages y feront constamment allusion. Il serait trop long d'en inventorier ici les richesses. Mais il n'est pas inutile de nous arrêter sur la dimension politique prise par cette rivalité.
L'histoire du schisme en est une illustration et la projection au niveau national des rivalités individuelles. David avait réussi à fédérer les douze tribus issues des fils de Jacob. En plantant sa capitale sur le territoire des Jébuséens, il avait noué les deux tribus du Sud et les dix du Nord en un ensemble politique. Salomon, qui lui succédera, renforcera cette union d'un lien religieux puissant en y édifiant la demeure divine qui atteste la présence de YHWH à son peuple. Une nation, un roi, une loi, un temple : quatre piliers sur lesquels reposera la puissance salomonienne et le rayonnement de sa gloire sur les peuples voisins. À la mort de Salomon, son fils Roboam ne fera pas montre de la sagesse suffisante pour maintenir le royaume en un ensemble cohérent. Le schisme de Jéroboam ruinera l'unité et mettra dans un face à face, souvent antagoniste, un royaume du Nord et un Royaume du Sud, Israël et Juda. Les dissensions latentes entre les deux royaumes s'exacerberont jusqu'à la guerre. Le conflit syro-éphraïmite verra chacune des nations alliée à l'ennemie de l'autre. La longue succession des occupations étrangères empêchera à jamais l'unité fraternelle, mais sa quête restera gravée comme un des plus chers souhaits. Les disciples de Jésus ne manqueront pas de la solliciter de leur maître : « Est-ce maintenant que tu vas rétablir le Royaume d'Israël? »
Cette relecture de l'histoire familiale et politique nous permet de mettre en perspective deux récits qu'Israël a placés en tête de son livre : le fratricide de Caïn et la destruction de la tour de Babel. Situant ainsi aux origines ces deux nouveaux récits, d'un statut littéraire différent, l'un à dimension familiale, l'autre à dimension politique, les écrivains sacrés d'Israël nous livrent ainsi quelque chose de leur méditation sur la fraternité.
CAïN ET ABEL OU LA DIFFICULTÉ D'ÊTRE FRÈRES
Aux premières pages de la Bible, l'histoire de la fraternité s'ouvre par le récit dramatique d'un fratricide : Caïn, l'aîné, tue son frère cadet, Abel. L'objet de la querelle qui aboutit à un meurtre met Dieu en cause. L'offrande de petit bétail faite par Abel est agréée, les produits du sol présentés par Caïn sont dédaignés : « YHWH agréa Abel et son offrande, mais il n'agréa pas Caïn et son offrande, et Caïn en fut fort irrité » (Gn 4,5). Rien dans le texte de la Genèse ne permet de dire en quoi le sacrifice présenté par Caïn était moins bon que celui offert par Abel. Rien non plus n'indique que Caïn ait de quelque façon démérité ou fauté, s'attirant ainsi de Dieu un refus mérité. Le geste de Caïn ne s'explique que par la jalousie qui lui fait voir en son frère le bénéficiaire d'une faveur qui lui est indûment refusée. Caïn se sent moins aimé de Dieu qu'Abel et il n'a cesse d'effacer de devant ses yeux celui qui est pour lui la preuve vivante d'un désamour. Ce que Caïn n'accepte pas, c'est le choix inconditionnel et libre de Dieu. Ce rapport de personne à personne entre Dieu et Abel n'exclut pourtant en aucune façon Caïn d'une semblable relation. « Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête ? » Le choix libre de Dieu pourra aussi bien accueillir les dons de Caïn à une autre occasion.
L'aveuglement qui conduit Caïn au geste fatal est d'abord un refus d'accorder à Dieu la liberté de ses choix. La rivalité qui l'oppose à Abel n'est que la projection de l'image déformée qu'il se fait de Dieu. La jalousie qui veut que l'autre n'ait rien de plus que soi, telle est bien la racine et la substance de ce péché tapi à sa porte. Le refus du Père est en même temps et indissolublement le refus du frère. Et ce refus est refus de l'essentielle différence. Nul ne peut être son propre père et son auto-engendreur, nul n'est non plus le clone de son frère. Les distances qui séparent le Père de ses fils et le frère de son frère sont les conditions de leurs libertés et d'un possible dialogue, condition d'un authentique amour filial, d'un authentique amour fraternel.
BABEL OU LA FAUSSE FRATERNITÉ
La nouvelle humanité, engendrée des fils de Noé après le Déluge, est assurée qu'il « n'y aura plus de Déluge pour ravager la terre », puisque l'arc dans la nuée signe l'Alliance entre Dieu et la Terre. Va-t-elle pour autant engendrer un réseau de relations positives qui mériterait le nom de fraternité ? Il y semblerait ! « Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots [...] Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre. » (Gn 11,1-4). Bâtir une ville où la communication entre tous serait sans défaut et sans obstacle, n'est-ce pas là ce que l'on pourrait attendre d'une fraternité réussie ? Pourtant l'expérience échoue car elle s'instaure en défi au divin et hors l'alliance nouée avec Noé et ses fils. Dieu fait alors souffler un vent de dispersion en confondant les langages, si bien « qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres {. . .] et ils cessèrent de bâtir la ville. ». Cette uniformité de langue et de projet gommerait tout projet personnel et n'engendrait qu'une cité concentrationnaire d'où la liberté, l'accueil et le respect mutuel des différences ne pouvaient être qu'absents. Si ces derniers requièrent la protection de la puissance publique, celle-ci n'a pas à les enserrer d'un carcan supposé éviter les déviations et les conflits. Ce qui semblait à première vue une malédiction est en fait une réelle bénédiction.
Lorsque, dans la foule qui l'entoure, quelqu'un l'informe que sa mère et sa parenté le cherchent et veulent le voir, Jésus répond par une vigoureuse assertion: « Qui est ma mère ? et mes frères ? Et, promenant son regard sur ceux qui étaient assis en rond autour de lui, il dit : " Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là m'est un frère et une sœur et une mère." » (Mc 3,31-35). Luc, dans un passage parallèle précisera : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la Parole de Dieu et la mettent en pratique. » (Lc 8,19-21).
C'est dans la Parole de Dieu que la fraternité prend sa source et trouve son appui. C'est l'engendrement par la Parole qui fait de chacun le frère de l'autre parce qu'elle le crée à l'image de celui qui est Père de tous et qu'en elle se noue la fécondité de l'Alliance.
Émile Lévecq s.j.
Article publié dans le revue Garrigues, N° 64, oct.-déc. 1998, p. 5-8.