La difficile liberté d'expression
Au moment de l’attentat contre Charlie Hebdo et dans le brouhaha des réprobations justement provoquées par ce crime, on a hautement proclamé que la « liberté d’expression » devait être une, entière, intangible, quasiment sacrée. L'article 19 de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 l’énonce ainsi : « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit. »
Pourquoi pas, puisqu’elle est largement la clef de la liberté tout court ? Mais elle n’est pas sans danger d’excès et de superfluité, d’ailleurs prévu par le législateur. Ainsi, l’article 11 rappelle que « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »
La question majeure qui se pose alors c’est : qui va déterminer ces cas et selon quels critères « objectifs » ? Par exemple, un large courant d’opinion a réussi à interdire la réédition des pamphlets antisémites de Céline, ce qui est dans la logique de ces « cas déterminés »par la loi » interdisant les incitations à la haine raciale, nationale ou religieuse et suscitant un appel au meurtre, qui sont des délits.
Indépendamment de ses textes odieux contre les Juifs, je n’aime pas les écrits de Céline, quoique certains critiques crient au génie. J’en ai le droit ! Je trouve sa langue abrupte, parfois brute tout court (comme on dit « brut de décoffrage »). Je n’apprécie pas sa construction de phrases parfois chaotiques. Bref, je n’aime pas. Et, bien sûr, encore moins ses pamphlets, fussent-ils vigoureux et fortement imagés. Mes remarques ne sont donc pas un plaidoyer en faveur de l’homme ni de ses écrits, à aucun titre.
Cette détestation — littéraire mais pas seulement — me met à l’aise pour reposer la question candide : « Comment définir les limites à la liberté d’expression ? » On dira, et c’est très vrai, que le cas de l’antisémitisme, après le cataclysme de la Shoah, est particulier parce que « hors norme ». Il reste qu’une liberté est absolue ou relative. Si elle était absolue, elle ne devrait souffrir aucune exception. Elle n’est légalement que relative, même si on l’a oublié pour Charlie. Alors par qui, sur quels critères et jusqu’à quel degré va-t-on déterminer qu’il y a « incitations à la haine raciale, nationale ou religieuse » ?
De même, un courant d’opinion a obtenu récemment le retrait de la « commémoration » (qui n’est pas une célébration, ont rappellé les historiens responsables de ce choix) du 150e anniversaire de la naissance de Maurras, parce qu’il fut antisémite et collaborateur. Là encore, je n’ai rigoureusement aucune sympathie pour la personnalité, encore moins pour les idées de cet homme. Mais on ne peut nier l’importance des dites idées, exprimées entre autres à travers L’Action française, dans la vie politique de la IIIe République jusqu’à leur condamnation expresse en 1926 par le pape Pie XI. Ce journal quotidien tirait alors à 100.000 exemplaires et touchait aussi bien des milieux politiques ou intellectuels qu’une partie du clergé, mal remis du « ralliement » des catholiques à la République, imposé par Léon XIII en 1892. Il est difficile de comprendre l’histoire politique française du premier XXe siècle sans connaître cette influence profonde. Va-t-on dans notre pays, pourtant féru en la matière, réécrire l’histoire, comme le firent les staliniens en effaçant la figure de Trotsky des photos officielles et des manuels scolaires soviétiques ?
Le choix n’est pas simple ni facile. Mais l’histoire doit rester libre de dire ce qui en fut : héros et salauds, gloire et vilenie. L’histoire de la colonisation est à cet égard un bon exemple de polémiques inutiles. On n’a pas à juger ce qui est « passé », mais à essayer de comprendre pourquoi et comment les choses se sont déroulées ainsi et, éventuellement, sans trop y croire, à tenter de ne pas retomber dans les mêmes travers. L’« outillage mental », cher à Lucien Febvre, a varié selon les époques, et l’on ne peut reprocher à nos ancêtres de ne pas avoir disposé de concepts élaborés après eux.
Autre exemple, dans le champ pratique de la «l iberté d’expression », on a dit et répété, que la caricature1 : 1° est une tradition bien française ; 2° permet de combattre, en gardant une certaine légèreté, les défauts d’une société. Certaines pratiques de l’Islam, cible fréquente de caricaturistes, apparaissent insupportables, mais les frontières entre leurs adeptes ne sont pas toujours très nettes. Entre l’Islam spirituel et irénique des soufis et la rage destructrice des djihadistes, il existe plus que des nuances que l’observateur non informé – celui qu’on accuse d’« amalgame » – peut avoir du mal à distinguer. Et les « fondamentalistes » mêmes ne présentent pas la même dangerosité. On trouve, parmi eux, aussi bien des salafistes « quiétistes »,essentiellement préoccupés par une réforme morale de l’Islam, que des « politiques », principalement anti-laïques – utilisant tantôt la voie des partis et associations, tantôt la violence, tels les Frères musulmans – ou des djihadistes cherchant à justifier leurs actions terroristes par l’évocation d’un Islam originel, qui n’a pas existé à la manière dont ils le prétendent, par ignorance de leur propre histoire et parfois des textes dont ils se réclament.
Ces distinctions établies, et en n’oubliant pas qu’il existe aussi des musulmans réformateurs dont on ne parle pas assez, les attaques contre le prophète ou telles croyances ne risquent-elles pas d’être ressenties dans un public plus vaste que celui des «radicalisés», comme des injures, voire des blessures, permettant des manipulations de masse2 ? Mal expliquées, elles peuvent renforcer l’inaptitude de certains jeunes à s’intégrer dans notre culture occidentale, qui n’est pas elle-même sans défauts. Faut-il interdire les critiques, ce qui serait antidémocratique, ou en fixer des limites « convenables » au risque de compromissions ? Sans recourir à une autocensure, ne doit-on pas en appeler à la responsabilité et au respect d’autrui, jusqu’au point où le respect doit cesser sous peine de complicité avec l’inacceptable (violence, statut inférieur de la femme, exigences pour une application plus ou moins visible des exigences de la charya, etc.). Il faut le dire alors à haute voix et avec des arguments intelligibles, comme osent le faire les musulmans réformateurs, malgré les risques encourus.
Liberté d’expression, cent fois oui, mais en conscience, capable de mesurer les conséquences sur les autres de ce qu’on dit, écrit ou… dessine.
Marc Delîle
- Il y aurait à dire aussi sur la manière et la qualité de la caricature : mesurons la distance entre la qualité des dessins satiriques de Daumier, allusifs et humoristiques (« littéraires », si l’on veut), et certains dessins commis aujourd’hui, plutôt de niveau pipi-caca ou centrés sous la ceinture, finalement pavé de l’ours pour les causes qu’ils prétendent défendre.
- Souvenons-nous des émeutes « populaires », sans doute peu spontanées, provoquées en 2006 par le discours e Benoît XVI à Ratisbonne, maladroit peut-être, mais dont l’exemple contesté (la controverse en 1391 entre Manuel II Paléologue et un savant persan) n’était pas historiquement scandaleux, puisque l’empereur byzantin était encerclé par les Turcs. Il fut le prétexte à une manœuvre anti-chrétienne dans plusieurs pays musulmans.